L’art de la guerre est infini. Il est une danse, une communion festive que seuls les véritables guerriers savent vaillamment partager. Dans un combat, il n’y a ni mensonge et ni vérité, ni espace et ni temps.  Il n’y a seulement que l’amour inconditionnel, celui qui délivre des chaînes, qui nous livre de manière organique à l’Autre, celui qui n’est pas qu’un simple sentiment d’affection, discriminant, partiel, uniquement destiné à une ou deux personnes en particulier. Il n’y a seulement que la sincérité pleine des lames entrechoquées, la joie absurde que le sang bouillant fait pulser dans le cœur… Rien ne peut-être dissimulé, caché, lors d’un affrontement et malgré les subterfuges, les stratagèmes, tout se révèle lors de la scène finale.

Car le réel est conflictuel, le vivant est une lutte et s'en éloigner est une illusion anthropocentrée. La préciosité que les civilisés apportent à leurs individualités, à leurs unicités autonomes, est ce qui conduit à la extinction éternelle du mouvement, du frisson de vie qui lie toute chose. Ceux que les citadins considèrent comme des sauvages, ne font seulement que rendre hommage à cette mécanique suprême de la nature, dans un bas-les-masques, sans louvoiement, ni minauderie, dédié à la plus pure des communions : celle de l'instinct, de l'intuition et du ressenti.

Pourquoi ces nouveaux hommes aiment-ils tant la paix ? Pourquoi désirent-ils, tous, ardemment cette mort active, cette immobilité mortifère et moribonde, qui n’ose pas dire son nom ?


Wu-tang se tenait debout sur le toit de l’Arène, le corps droit et strict, légèrement incliné vers le bas, et fixait les jeunes recrues depuis un long moment. Il les toisait à plein visage, avec un calme lunaire, des yeux matis et un sourire de contenance. Le soleil, en cette journée chaude et allègre, était une boule vive, presque rouge, qui dardait son éclat sur la face sablonneuse du stade. Chaque grain réverbérait la lumière avec une générosité, une munificence transportée, et la brise légère qui venait les faire tourbillonner, s’osait à quelques pétillements aveuglants.

Aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres. Il faisait son retour, après une absence passée dans les confins de Kusa no Kuni, à suivre le serpentement de ses racines Katōjin, à essayer de retrouver son animalité. Son affrontement lors des évènements du Jizen’Ichi et l’étrange quiproquo lors de l’entraînement qu’il avait prodigué au jeune Yagyū, avaient fait mûrir quelques rares questionnements. La plupart des êtres ici étaient des affins, dotés d'un pouvoir spécial, mais lui n'en était pourtant pas un.  Quelle était donc la différence entre lui et les autres ? Était-ce un message du Dieu de la Guerre en personne ? Que voulait-il dire ? Sa puissance et sa dextérité martiale n'étaient que ses seules armes, et jusqu'à présent, il n'avait jamais rencontré de réelles difficultés. Toutefois, il sentait quelque chose bouillir en lui, mais peiner à sortir. Dans des sentiers de travers et des traversées scindées, il avait tenté d'aller au fond de lui-même, de retourner à la source, de sentir à nouveau le parfum de ses anciennes inspirations, pour trouver des réponses, identifier l'étrange sensation qui le gagnait.

Et il était maintenant revenu. Il fallait que tout le monde le sache. En ce jour, il reprenait enfin sa place de gladiateur, changé, mais toujours empli de la même vigueur combattive.


Alors que les gradins, toujours aussi remplis, toujours aussi grouillants, gagnaient en effervescence, il s’élança depuis les hauteurs d'un majestueux saut de l’ange et en traversant l'axe du soleil, couvrit alors une large partie du terrain de son ombre carnassière. Il exécuta plusieurs vrilles maîtrisées pour se repositionner correctement, virevoltant avec la légèreté d'un rapace, jusqu'à ce que le sol soit frappé par son lourd atterrissage. Il accusa le poids de son corps en le réceptionnant sur ses genoux, pliés, en position kiba dachi, et en s'accroupissant légèrement pour suivre la force d'inertie qui rebondissait en lui. Sa masse projeta une vague de poussière sur un quart de la zone, tandis qu'un bruit retentissant se propagea dans tout le terrain, et remonta jusqu'aux tribunes, à la manière d'une onde de choc. L’ambiance changea du tout au tout, et un silence de plomb lesta chaque mâchoire dans le public.


Certains se mirent à reculer en l’apercevant, il s’approcha de la première senteur alléchante. La plupart des autres gladiateurs avaient déjà croisé le fer avec lui, et ils ne l'avaient pas impressionnés... Ils sentaient le riz fade et mal vinaigré. Il se reportait donc sur les nouveaux parfums. Il tomba vite sur un jeune garçon à l’odeur d’agrume, un peu acidulée, qui s’acharnait sur un mannequin en chêne, et l’aborda, en faisant craquer ses phalanges, d’une friction musclée. À l’instar de la jeune brindille qu’il avait rencontré ici, il flairait un potentiel en lui, quelque chose qui pouvait émerger et en faire un met d'exception. Sa puissance semblait être un bourgeon cloîtré sous un terreau opaque, et Wu-tang avait envie de le faire éclore, en l’entraînant, en l’aiguisant, en investissant, à la manière d'un turfiste qui pariait au Saikoromeijin, du temps et de l'énergie pour le former.  Peut-être allait-il devenir un adversaire redoutable, un beau jour ? Peut-être allait-il évincer la monotonie qui gagnait chacun de ses affrontements dans l'Arène depuis son arrivée à Asatsuyu ? Qui sait, peut-être allait-il même devenir une nourriture sacrée ?

— Le bois ne rend pas les coups, lança-t-il d'une voix imposante, presque intrusive. Après tout, il n'avait pas tort, une cible, un mannequin avait clairement des limites tangibles en terme d'apprentissage technique.

Il déplaça sa jambe droite pour la placer en arrière, à distance d’épaule, et disposa son buste de profil, en étendant son poing gauche vers l’avant. Alors que sa poigne se resserrait, que sa peau crissait sous la pression, il leva son majeur et son index pour l’adjoindre à approcher. Un sourire carnassier faisait trembler sa lippe.

— Affronte une cible mouvante. Tu progresseras plus vite.

Le gamin avait voulu lancer les hostilités en grande pompe d’un sournois jet de shuriken, et s’était aussitôt rué sur lui, en parcourant la distance qui les séparait d’une impulsion véloce. Il lui avait demandé de ne pas le sous-estimer, de vive voix, de ne pas se fier à son apparence enfantine, sous peine de le regretter. En entendant cela, Wu-tang ne put s’empêcher de jubiler intérieurement, de laisser bouillonner en lui ce besoin irrépressible de sang. Il n’était du genre à prendre un combat à la légère. Jamais, au grand jamais il ne laissait dompter par la morgue, par l’hubris. Bien au contraire, d’ailleurs, à son sens, un affrontement était toujours un moment de partage, de sincérité, qu'importe l'écart, qu'importe les prédispositions individuelles.

Et il allait justement l’accueillir avec toute la béatitude barbare, toute l’intentionnalité guerrière qu’il savait prodiguer à ses adversaires. L’étoile tranchante fila dans l’air, en stridulant, jusqu’au sauvage Katōjin, mais cet assaut de face, fort malheureusement pour celui qui l’avait entamé, était beaucoup trop lent pour être esquivé, beaucoup trop faible pour être respecté et beaucoup trop visible pour ne pas être exploité. D’un léger décalage de la main gauche, ascendant, subreptice, il brisa le mouvement du projectile en enfonçant son index dans la cavité qui perforait l’arme de jet. Le shuriken continua d’osciller autour de son doigt, toujours en émettant le même bruissement aigu, avant de décélérer petit à petit, toutefois, avant même que son adversaire n’arrive à distance et alors qu’il se préparait à l’attaquer, il le lui renvoya cette fois-ci, beaucoup plus rapidement, en direction de son visage.


La vitesse de la spirale de métal s’éleva en un rien de temps, son accélération était fulgurante, et la proximité que le jeune garçon cherchait à acquérir en grapillant du terrain, par enjambées, réduisait ses capacités de réaction, de réflexe. Il n’avait sans doute pas pensé qu’un tel contre pouvait être amené dans un aussi petit espace et dans un aussi court laps de temps. Pourtant, cela arrivait bel et bien. Cette contre-attaque allait sans aucun doute ralentir son avancée, contrecarrer l’effet de surprise, d’accumulation qu’il espérait faire advenir dans le combat, en le forçant à réagir, à encaisser. Il ne se concentra toutefois pas sur l'impact de son lancer, assuré de son efficience, et se focalisa plutôt sur ce qui advenait dans l'instant.

Car son ennemi s'avançait toujours pour l’attaquer, d’une feinte rusée consistant à laisser croire qu’il allait le frapper de sa main gauche et au dernier moment, à changer d’axe, en passant l’arme dans sa main droite, d’une frappe d’estoc en plein torse. Wu-tang qui n’avait pas bougé d’un iota jusqu’à présent, s’appuya sur son pied gauche, d’un seul coup, en levant légèrement son autre jambe, pour bondir latéralement sur la droite et esquiver l’intégrité du coup, tout en faisant pivoter l’axe de son buste dans la direction de l’ennemi. Malgré l'effort d'intelligence mis dans le morcellement et dans l'exécution du coup, il avait épousé le geste de son adversaire à la manière d’un toréador, en lisant dans la contraction de ses épaules, en privilégiant un maai sécuritaire et des lignes de touche fluides. Il était à présent en garde miroir, la jambe droite en avant, le poing droit en bout de garde, et comblait l’espace à la gauche de son adversaire, prêt à bouger encore une fois.


Il avait proposé de jouer la cible, alors il s’adonnant à respecter sa parole et à ne pas profiter des ouvertures que le corps-à-corps lui offrait. Cependant, les rôles pouvaient très bien s’intervertir à tout moment.

— C’est tout de suite plus compliqué, n’est-ce pas ? souffla-t-il, sourire aux lèvres, amusé.

Spoiler:

Débuter un combat n’était pas une chose aisée pour un non-initié, il s’agissait d’une tâche complexe, qui demandait un véritable savoir-faire, une capacité d’interprétation et d’analyse martiale aguerrie. Celui qui s’osait à lancer le premier assaut, devait toujours avoir en tête qu’il mettait le pied dans une zone hautement protégée, piégée, gardée avec une attention vive et une intention de punir les ouvertures. Il fallait donc apprendre à percer par des feintes, des changements de rythme, des brisements de ligne, tout en se défendant, au préalable, du contre qui pouvait s’enclencher à tout moment. L’avantage de l’initiative s’intercalait sur la lecture de l’autre, et sur les actions qui en découlait respectivement.


Le jeune garçon qui tentait de l’affronter, avait montré dans son entame qu’il était plus ou moins en mesure de feinter, d’imaginer des manières astucieuses pour traverser une garde… Toutefois, il lui manquait encore quelque chose de fondamental : l’intelligence défensive, le placement des membres et le déplacement du corps. C’était vers cela qu’il devait tendre s’il voulait s’améliorer et Wu-tang le perçut d’emblée, dès qu’il attaqua. La leçon allait donc débuter, et en tout bon professeur qu’il était, il s’apprêtait à la lui apprendre par la pratique avant tout.

En fonçant sur Wu-tang, il avait vraisemblablement tout misé sur ce que son offensive allait lui offrir, sur ce que ses petites techniques allaient faire advenir. Il s’était livré corps et âme au guerrier sauvage, il n’avait pas réfléchi à tout ce qu’il risquait en entrant dans son espace de sécurité. Alors qu’il l’attendait patiemment, encore une fois, après son esquive, l’enfant, dont la senteur évoluait petit à petit, tendait vers la fleur d’oranger, avec l’énervement qui semblait le gagner graduellement, se projeta de nouveau sur lui, prêt à en découdre. Le circuit en courbe qui faisait rire ses lèvres, s’étira en long et en large, déformant toute la partie basse de son visage. Son regard en coin, jeté en douce, gardait chaque fait, guettait chaque idée.


Il allait lui montrer ce qu’un véritable Katōjin était capable de faire avec un seul bras, lorsque son adversaire ne faisait pas attention à sa défense. Il recommençait la même estocade de son bras droit, visant son torse encore une fois, depuis un angle à peine différent. Était-ce de l’acharnement ou une autre de ses feintes ? Il n’y avait pas trente façons de le savoir, il fallait agir et l’amener à se dévoiler. Le poing droit s’ouvrit et s’avança rapidement pour feindre un coup sur le visage de son ennemi, orchestrer un faux-mouvement et l’occuper, cibler l’attention sur les gestes démembrés de son épaule, son biceps, son coude, son avant-bras, et son poignet… afin de dissimuler l’importance de l’action de sa jambe droite, qui, d’un violent arc de cercle tracé dans le sable de l’Arène, envoya un jet de sable dans son champ de vision. Dans la même impulsion, il avait fait pivoter tout son côté droit, sa hanche ainsi que son buste, pour l’aveugler lors de son vrai contre.


Et comme automatisé, forcé de continuer, l’axe de l’attaque ennemi dévia vers sa jambe droite qui s’était placé en avant pour lancer un petit nuage de poussière et actionner le levier de sa feinte ; elle frappa avec une rapidité nouvelle et entailla légèrement l’extérieur de sa cuisse. Un frisson de douleur incandescente frétilla jusqu’au bout de ses doigts, alors que le bras droit de Wu-tang au contact de l’adversaire passa devant le visage de l’ennemi, glissa par-dessus son épaule, tout en faisant pivoter son corps pour coincer violement le bras armé dans son aisselle, au même moment, à la manière d’une mâchoire acérée qui refermait sur la patte de sa proie. Il s’enroula autour de son biceps, avec une fluidité serpentine et fit passer sa main droite derrière son dos. Une fois l'avant-bras armé de l’adversaire totalement verrouillé derrière son épaule, enfermé entre ses grands dorsaux et ses triceps, sa main gauche alla attraper sa main droite, toujours dans son dos, pour la tirer d’un côté, et tourner dans le sens opposé avec tout son buste... D’un geste, non seulement il bloquait tout mouvement, toute amplitude, mais avec la mécanisation de sa clé, il créait une dangereuse et sévère hyperextension dans tout le bras de sa victime, et même dans son épaule. Avec cette technique, il le désarmait et reprenait la maîtrise de toute sa structure corporelle.

Et afin de sceller définitivement sa contre-attaque, de la rendre réellement efficiente, il profita de sa rotation pour se jeter dos au sol et entraîner son adversaire que la prise forçait à rester de face, avec lui, à s’écraser contre terre. Une fois la préhension exécutée, il continua à maintenir sa prise au sol, il se tordit encore, tout en serrant de plus en plus fort. Pour empêcher au bras gauche, toujours libre, du jeune garçon, de le frapper à des endroits sensibles à l’aide de ses poings, même s’il ne craignait pas tant sa puissance à main nue, il rentra sa tête dans l’enceinte de ses pectoraux pour réduire l’angle.

La mesure était certes punitive, mais elle était avant tout didactique.

Spoiler:

Son adversaire avait de suite déclaré forfait, en préférant se sécuriser pour le reste de son entraînement, et Wu-tang ne l’assimila pas vraiment. Il n’était pas passionné par le combat ? Comment était-ce possible ? Que se passait-il ? Un rêve, une désillusion, il chuta en se relevant. D’une légère propulsion des paumes, il s’était remis debout et avait dès lors déambulé, pendant quelques secondes, très longues, comme encore ivre de sang.


L’enfant le salua, et le sauvage encore vaseux lui répondit par une grimace, joue tiré sur le côté d’un crochet du doigt, main sur le front, les yeux révulsés. Une pratique de langage Katōjin destinée à encourager les jeunes guerriers lors des initiations. Il était encore loin des civilités citadines.

Wu-tang le laissa partir et se retourna, il comprennait après coup qu’il devait revenir plus fort. Toutefois, à peine retourné vers l’extérieur de l’arène, qu’il entendit le garçon s’exclamer dans son dos, et ne put s’empêcher de rigoler, en gonflant par à-coup.

Il cherchait quelque chose. Cela se sentait rien qu’à son odeur corporelle. Il était un être anxieux, hargneux, dont les fibres semblaient tendues en permanence. Il se dégageait de lui une fragrance de crispation qui gâtait son potentiel gustatif.

— Il n’a jamais été question de te ridiculiser, petit. Je t’ai combattu avec l’ambition de goûter à ta puissance, mais elle est encore trop acide ! protesta Wu-tang, qui ne comprenait pas pourquoi combattre avec un enfant était un affront.

Le barbare indigène entama une marche lourde, solennelle, en direction de son élève du jour. Car si le petit sabreur avait proposé qu’on lui vienne en aide, l’ambition de Wu-tang avait toujours été la même depuis le départ. Il n’avait pas dévié de son cap.

— Depuis le début du combat, tu n’as seulement fait qu’attaquer. De ce que je vois, tu n’es pas hanté d’un esprit de protection. Il faut que tu apprennes à te positionner pour avoir l’avantage défensif, il faut que tu acquières l’instinct de sauvegarde. Il fit décélérer son exaltation, puis lâcha, en s’avançant d’un bond. Mûris…

Il s’abaissa légèrement, plia son buste, descendit sur ses genoux, pour se mettre à hauteur.


— Et devient enfin appétissant, dévoila-t-il d’une voix ravie, le visage alléché, suspendu à quelques centimètres à peine de son fruit.

Wu-tang dégaina un kunaï et l’amena près de son faciès pour le faire miroiter dans le regard de celui qu’il s’apprêtait à enseigner. Il le fit descendre lentement, le long de son corps, et tout en reculant, pas à pas, commença à viser très ostensiblement le corps de sa recrue. Il tendit sa main gauche devant lui pour cadrer le tir, en réduisant l’angle, et plia sa main droite, prête à lancer l’arme.

— Mais sache que si tu n’évites pas ce moucheron, je ne t'aiderai pas à pousser.

Il balança son projectile d’un coup droit feinté, puis jeté en revers, en direction de son ventre. L’objectif de cet ersatz d’exercice était avant tout d’observer sa manière de réagir face à une attaque frontale et plus ou moins lisible. Il s’agissait de la plus basique des esquives : l’esquive de corps, celle qui déplace l’intégralité de la masse corporelle hors de portée du coup. D’un pas de côté, il esquivait, certes, cela pouvait paraître facile, mais l’intérêt était maintenant savoir comment est-ce qu’il allait se positionner pour à la fois éviter une attaque et prendre l’avantage.

Les prochains gestes allaient être décisifs pour la suite de l’entraînement.

Le gamin évita l’attaque et rattrapa le kunaï, au vol, en se désaxant légèrement sur le côté, et le renvoya aussitôt, d’un geste vif, en direction de son envoyeur. Wu-tang considéra l’esquive et la contre-offensive avec une concentration d’emprunt : elles étaient intéressantes, elles donnaient à voir un trait prégnant de sa personnalité. Il voulait l’efficacité, l’efficience, l’effectivité, et cela signifiait quelque chose de précis. Cet enfant ne désirait pas apprendre à combattre par amour du combat, mais pour un objectif bien particulier dont seul lui avait le secret. Son profil était intrigant, toutefois, il s’agissait de détails auxquels Wu-tang ne faisait pas tant attention. L’action se décomposa, s’étendit dans l’espace, puis se recompacta. Il se remit rapidement en piste.

Il se rapprocha à nouveau, en réceptionnant le projectile par le manche avant qu’il ne l’atteigne d’un battement éclair de la main gauche, sans même le regarder. Le couteau qui trônait au milieu de sa paume, fut vite rangé dans son carcan.

Ce premier essai était plutôt concluant. C’était ce qu’il y avait eu de mieux à faire, il avait choisi la meilleure option. En outre, si on concentrait uniquement sur son placement, celui n’était en aucun cas lacunaire et avait su exploiter les opportunités que la situation lui offrait. Un jet aussi franc et visible, pouvait être esquivé ou paré, mais il devait surtout être réutilisé. Partant de là, il y avait dès lors une myriade de façon de le faire. Certains guerriers des anciennes tribus du Nord faisaient usage de l’énergie cinétique de l’objet pour reconduire son mouvement d’une caresse en courbe autour d’eux-mêmes. Des vengeurs Banmin savaient même arrêter la course du projectile d’un coup de pied souple pour le faire voltiger en suspension dans l’air et le renvoyer d’un autre chassé retourné. Wu-tang était du genre à profiter, à jongler avec l’arme, à la faire glisser le long de ses bras, et à la garder pour aller entamer au corps-à-corps.

Car ce qu’il fallait avant tout comprendre, c’était que les esquives les plus complexes étaient celles de courtes distances. En posant le pied l’un devant l’autre, tranquillement, en amenuisant la distance qui les séparait, le sauvage Katōjin allait lui transmettre l’art de bouger, l’initiation à l’équilibre, la notion sur laquelle repose la base de la position défensive, du mouvement d’esquive.

— Lorsque tu bouges, tu dois t’imprégner du frisson de toute chose. Il devait percevoir avec acuité le monde environnant, observer la clarté dans sa vision périphérique. Il faut que tu observes les détails du vivant. Les parties du corps qui bougent, les épaules. Tu dois voir dans son regard, sans te laisser tromper. Wu-tang qui était en face de son adversaire, le regard plongé dans le sien, passa hors de son champ de vision, d’un seul coup, pour réapparaître d’un bond fulgurant, à son côté, toujours fixé sur son interlocuteur. Le mouvement est une anticipation.


Il s’arrêta, puis commença à s’armer en garde, sa partie gauche avancée, à sautiller, à rebondir, à souffler longuement, et à éclater d’un coup d’un direct du bras avant en plein visage, suivi d’un uppercut court dans le ventre du droit, pour terminer d’un coup de pied circulaire à la tête de sa jambe gauche. Son corps s’était dirigé de manière explosive sur sa cible, il s’était distordu comme un ressort.

La puissance des bravades n’était pas dévastatrice, mais il ne faisait pas bon de se les prendre non plus. L’assaut était destiné, cette fois-ci, à évaluer sa maîtrise dans un affrontement de proximité.

Le petit avait de bonnes sensations et des réflexes propres. Il était agile et plutôt vif, il savait se servir de la finesse de son corps pour serpenter entre les assauts avec plus ou moins de réussite. Son premier poing avait été esquivé sans mal, son deuxième paré à moitié, et son coup de pied évité d’une flexion de genou très intéressante. Les initiations habituelles de Wu-tang, qui ne se déroulaient d’ailleurs qu’à travers le combat, se séquençaient de plusieurs types d’épreuves. Lorsque dans sa tribu, il enseignait le mouvement aux jeunes guerriers, le chef Katōjin avait toujours l’habitude de commencer par l’étape du jet, savoir lancer et ne pas être touché par un projectile, celle qui différencie les chasseurs des chassés. Et très souvent, il en venait également à l’étape du choc, plus longue et plus âpre, qui consistait à apprendre à bouger dans un affrontement direct avec un humain ou un animal, pour qu’en cas d’écart de puissance, ils puissent tenir et continuer à combattre.

Le premier maillon de la chaîne didactique était relativement petit, et il était vite fait de décider s’il avait les bases ou non. Son élève journalier avait franchi le cap depuis le début, toutefois, ce qu’il s’apprêtait à comprendre, c’était que la seconde étape ne se terminait pas après un simple échange, qu’elle allait bel et bien se poursuivre, à la manière d’une véritable attaque animale. Elle allait monter crescendo, jusqu’à l’apogée. Il fallait voir si ce fruit était définitivement bien grainé… Il fallait voir si dans l’effort, dans la transcendance du mouvement, son aura allait changer, son odeur allait se sucrer. Il devait savoir si il y avait le rythme sauvage, furtif et chaleureux,  qui soufflait en lui.


— ON NE S’ARRÊTE PAS !

Il s’était déplacé sur son côté droit pour l’attendre, et Wu-tang fit plonger son bras gauche en pleine tempe, d’un crochet court, sévère, avant de s’abaisser, au dernier moment, pour lui envoyer un coup de coude retourné du droit, descendant, sur le haut du crâne, en tournant sur lui-même par l’extérieur. Il profita de sa giration pour pencher son buste en arrière, s’élancer dans un saut périlleux roulé, presque à même le sol, et lui envoyer un coup de genou droit de haut en bas en retombant, puis en dépliant sa jambe active, de lui asséner une bravade du tibia ou de l'avant du pied sur le dos ou la nuque. Le longueur de son coup de son pied lui permettait de tout de même l'atteindre, dans son allonge, si elle optait pour un petit déplacement en arrière.


Après plusieurs années de pluie, la NENSHŌ-TAI (燃焼体 — danse des corps en feu) reprenait.

Coup après coup,  les esquives se pointaient, dans des gestes parfois évasifs, maladroits, mais elles opéraient pour le rôle qu’il leur avait donné : éviter des dégâts. Son coup de coude écrasant avait été devancé par un pas en arrière, une esquive de corps pour brasser large, se tenir à distance de sécurité, et Wu-tang fut obligé de tiquer en le voyant parer son coup de pied retourné d’une parade en croix improvisée.


Il s’agissait bel et bien d’une bonne cueillette. Ce petit avait un potentiel étonnant, il comprenait pourquoi il l’avait pris pour cible, son flair ne le trompait jamais. Plus le temps passait, plus le soleil se décalait dans le ciel et le teintait d’une soie d’ocre, plus son odeur se caramélisait, s’approfondissait. L’initiation offrait ce don de prémonition, celui de sentir à de rares moments, au creux d’une effluve, un parfum de maturation chez les pousses les plus prometteuses. Wu-tang aimait cette tradition, il vénérait son pouvoir, et en cela, il lui rendait hommage tous les jours.

Il retomba accroupi, les mains posées dans le sable en quatrième appuis, pour se propulser à nouveau, en remontant d’un uppercut surpuissant du gauche,  en direction de sa cible, qui pourtant se reculait, pour aller l’atteindre et la pousser dans ses retranchements. Le corps-à-corps ne se quittait pas aussi facilement, il suffisait d’une charge, d’une impulsion, pour en rattraper une autre. Il était allé le chercher, avec un élan ascendant depuis le sol, en utilisant tout son poids de corps, toute la contraction musculaire que ce mouvement pouvait donner… tout cela pour finalement ouvrir sa main au dernier moment à quelques centimètres du point d’impact et projeter, encore une fois, du sable dans les yeux de sa victime.  


Il profita de son inertie et de l'effet de surprise pour s'adonner à l'un de ses battages favoris. Dans le même mouvement, il fit pivoter tout son flanc droit, lui délivra un crochet court, mais décisif, dans l’angle de son menton, puis fit rebondir son corps dans l’autre sens, comme un ressort, pour lui déclencher une puissante ruade circulaire du gauche, rasant du sol jusqu'à ses rotules. S'il ne voulait pas être balayé, emporté par ses deux jambes dans le choc, il devait se débrouiller pour gérer la collision qui arrivait depuis l'un des points morts de sa position : le bas du corps, en étant à distance de poing...

Empli d’une rage qui n’était pourtant que didactique, il avait enchaîné, encore et toujours, pour forcer son élève à ressentir la sensation d’accumulation, de saturation, et à acquérir la tranquillité, voire l’amusement, du combattant Katōjin. L’intérêt de cet enchaînement était de voir jusqu’où il était capable de tenir, de creuser encore et toujours ses limites qui se dévoilaient encore timidement.

Le tempo ne fut pas coupé, la musique chanta sur la même rythmique, l’entraînement battait encore son plein.

Et à la fin de son enchaînement, paré encore une fois avec un brio étonnant, il le vit, enfin, se révéler. Son véritable potentiel, éveillé, son odeur parfaite, totale, se présenta sous ses plus délicieux atours, dans une valse assassine, subreptice, qui fit changer les expressions de son visage.


Son regard, noir, se troubla, se matit, exactement, comme lorsque le guerrier Katōjin entrait en transe lors d’un SHISAIGI (死祭儀 — Rituel de mort), lors d’une guerre fatale et dantesque. Ils avaient, ensemble, transcender la NENSHŌ-TAI (燃焼体 — danse des corps en feu), et en la surpassant, Wu-tang s’était vu à l’âge de ce gamin, guidé par le pas énergique du précédent Wu-tang, l’un de ses oncles.

Alors qu’ils étaient toujours à distance de garde, l’enfant fit bouger l’un de ses bras en avant, le corps propulsé par des appuis souples et maîtrisés, avec la ferme intention de lui piquer son épée pour augmenter le niveau de l’entraînement, pour pimenter la confrontation. Sans qu’il ne s'en rende vraiment compte, l’élan de violence qu’il dégagea à ce moment-là, explosa aux narines de Wu-tang. Elle fit pétiller des exhalaisons, des rafales parfumées, alléchantes. Cette orange se nappait d’un sirop d’agave, d’une poudre de cannelle brune et brillante, de perles d’amande…

Le pari barbare qui avait consisté à aiguiser la dextérité martiale de ce garçon, était justement destiné à sentir, tout du moins, à pressentir l’étendue de sa capacité à devenir un futur adversaire, à peut-être devenir un met de choix. Cette sélection presque naturelle avait clairement porté ses fruits.

Le faciès du jeune homme s’était grimé d’un sérieux blanc, vide, il avait fait taire son esprit réflexif pour se livrer à son intuition la plus essentielle… Celui du gladiateur, quant à lui, resplendissait d’un sourire sadique, immense, prononcé, et faisait gonfler les muscles de sa gorge.

Dans cet exercice initiatique, même s’il s’agissait de le finir au plus vite, la moindre précipitation offrait une opportunité de se faire cueillir.  Et s’il était en train d’actionner des mécanismes gustatifs orgasmiques chez son précepteur, ce mouvement d’âme, d’esprit et de corps exposait surtout l’élève. Car Wu-tang connaissait parfaitement ce sentiment qui le gagnait, cette sensation, cet instinct si important. À vrai dire, c’était ce qu’il cherchait à voir depuis le début. Il savait ce qui conduisait de telles réactions en lui et il était parfaitement conscient des erreurs vers lesquelles elles amenaient.  Malheureusement pour lui, il venait de se laisser prendre par l’hubris de la réussite, par l’ivresse du rythme, par l’inévitable impatience de la contre-attaque.

En exécutant sa vrille arrière, il était retombé pour repartir aussitôt, d’une impulsion féline, qui avait entraîné toute sa masse, Wu-tang, toujours présent dans le maai de son adversaire du jour, ne laissa pas passer l'ouverture, si petite qu’elle fusse. Avec lui, il n’était pas question de se tromper et de corriger, mais bien de ne pas commettre d’erreur du tout. Car dans cette danse mortelle, la moindre incartade signifiait l’envolée vers d’autres cieux. Ils étaient en train de façonner un mouvement, une cadence, une mélopée, et en tout bon chef d’orchestre qu’il était, le martialiste sanctionnait la moindre fausse note.


Avant même qu'il ne se remarque en position défavorable, pendant un vraisemblable moment d'hésitation, il se servit de la force cinétique et de son inertie pour agripper sa main tendue, proche de sa hanche, en apposant une serre autour de son poignet et une autre autour de son coude, avec la ferveur d’un rapace, puis pivoter à cent-quatre-vingt degrés sur lui-même, en s’abaissant sur les genoux, pour le projeter violemment contre le sol en Ippon-Seoi-Nage. Dans le choc, le gros dos de Wu-tang souleva la carcasse du garçon, alors que tout son bassin tournait, que ses pieds faisaient un tour sur eux-mêmes pour accompagner la préhension.


Il se redressa aussitôt, d’un petit saut, plutôt lent, et jeta un regard de haut à son élève.

— Tu as l’instinct de mort, celui qu’ont les prédateurs… mais tu as encore besoin de le nourrir avant de pouvoir t’en servir correctement. Si tu ne veux pas que la musique dissone, que le frisson te trahisse, tu dois mener le rythme et ne pas faire de pas en avant lorsqu’il n’est pas encore le temps de le faire. Avant de penser à contre-attaquer, pense d’abord à protéger chacun de tes gestes, à sécuriser chaque avancée.

Le soleil se tenait à présent au beau milieu du ciel, en son zénith, avec une majesté frappante, et appelait doucement au repli. L’entraînement commençait petit à petit à toucher à sa fin. Les prochains échanges allaient devoir être percutants.

— À ton tour d'essayer de m'attaquer, désormais. Tu n'as même pas été capable d'aller au bout de ton envie de me tuer. Cette fois-ci, mets-y du tien.

L’enfant sortit de sa plénitude meurtrière, les yeux enfin pleins et aigus. Il se dégageait à présent une aura bien particulière, une tourmente de saveurs, qui fit pulser le sang de Wu-tang. Elle se propageait par jet de fumées imaginaires, par des profusions de ressentis et à présent, tout ce qui comptait n’était rien d’autre que ce moment. Tout s’effaçait dans leur périmètre, il n’y avait plus que l’espace évidé et sa tranquillité totale. Ils étaient comme dans une salle blanche, lumineuse et fermée. La hauteur qui s’étendait au-dessus d’eux semblait lentement s’effondrer, et son appesantissement s’étalait sur chaque parcelle de peau du sauvage. Ils étaient désormais dans un cube.

Il figea, le regard emprunt d’une concentration transcendante, puis, toujours dans un mouvement ample, permanent, dans une valse éternelle, se positionna dans une garde exotique de combat avec une lenteur sensuelle. Les pieds dressés en kiba dachi, les genoux bien pliés, le corps recroquevillé sur lui-même, et les mains tendues devant lui, il rendait hommage aux anciennes danses de ses ancêtres. En tenant cette pose de méditation active, il se lovait dans l’écho de ses propres vibrations, laissait son cri de guerre se tarir en lui pour explorer le silence éternel de la sérénité. Wu-tang entrait en osmose avec le frisson, et il le devait finalement à son élève.

Combattre à pleine goulée était un réflexe instinctif, bestial, du guerrier, il ne pouvait tout simplement pas désaltérer sa soif de violence. Il avait toujours livré bataille en criant, en hurlant de joie, mais en se forçant à ne pas s’extasier, à ne pas se livrer à son animalité profonde, qui le caractérisait pourtant, il découvrait encore une autre appréhension de l’affrontement : l’attente riche, celle qui n’anticipait plus, ne cherchait plus.

L’adversaire courait vers lui, s’élançait, prêt à l’attaque. Et alors qu’il était pourtant censé se cantonner à un rôle défensif, Wu-tang s’apprêtait à le rejoindre. C’était toutefois tout l’art du frisson : se trouver, à la manière d’un fluide, dans les zones de vides que le mouvement de chaque chose augurait. Épouser comme l'eau et être insaisissable comme l'air.

Ce fut avec cette mesure qu’il profita du déplacement ennemi, qui lui assenait à présent un coup de taille à l’aide de son épée, pour passer derrière lui après une valse virtuose. En un bond, propulsé contre l’inertie du gamin, il était venu coller son bassin contre le bras armé de l’enfant et avait passé son bras gauche derrière son dos pour les faire tourner sur eux-mêmes à plusieurs reprises et le renvoyer, projeté dans la course.


Pendant cette salsa tournoyante, le jeune garçon, toujours aussi déterminé, avait bien essayé de lui asséner un coup de poing, de lui jeter du sable, mais l’enceinte que formaient leurs corps, la force de giration qui les emportaient, rendaient la tâche considérablement plus difficile.

Wu-tang se maintenait, avec quelques grains de sable sur le visage, près des yeux, dans la bouche. Il s'en débarrassa rapidement d’un secouement canidé. Il regardait toujours le jeune assassin avec la même absence sous-marine. Le monde pouvait s'écrouler autour d'eux, tant plus rien d'autre n'avait d'importance.

Wu-tang ne portait pas encore son nom actuel, il n’était pas encore le gladiateur irréductible que la plupart des guerriers d'Asatsuyu craignaient, il n’était pas encore ce chef de guerre terrible que les Katōjin adulèrent et suivirent jusqu’au plus ultime des sacrifices. Seulement un petit sauvage de huit ans... déjà passionné par l’entrechoquement des peaux, des pierres, par l’écoulement de la sève rouge qui s’échappait de chaque corps meurtri.


Et pourtant, malgré sa hargne habituelle, déjà bien ancrée en lui, il trônait là, calme, le visage moucheté de grains d’eaux, face à une immense cascade. Le bruit sourd qu’elle diffusait à travers la forêt semblait presque tout couvrir, et sa majesté, son envergure invraisemblable se perdait jusque dans le blanc des nuages. Ce petit homme ne pouvait s’extraire à la force des éléments, à leur munificence et à leur sévérité, il en prenait conscience chaque jour dans la jungle, dans le mouvement permanent de sa horde. Cette puissance le subjuguait.

Aucune ride, aucun trait ne gâtait sa sérénité, alors qu’il était debout, les pieds joints sur un rocher mouillé. Il traçait d’immenses cercles avec ses bras, avec une semi-lenteur, et semblait, à la fin de ses gestes, en revenant sur lui-même, repousser un poids vide, à l’aide de ses deux paumes.

— Sois plus doux encore… Inspire, expire et ferme les yeux. Accueille. La voix cristalline, fluide, tinta comme un grelot aux oreilles du jeune garçon. Une main forte posée dans l'axe de son dos, lui insuffla un regain d'énergie. Il y avait derrière lui une ombre gigantesque, un pachyderme musculeux, dont la force ne laissait planer aucun doute. Les pieds dans l'eau, une coiffe en peau de tigre habillait le haut de son corps, et un sceptre en bois rouge, tenu vers le bas, pendait le long de son bras.

Il dégageait une aura d'amour entremêlée de violence, dont les exhalaisons fleuraient abondamment le cacao.

— Ō Wu-tang, pourquoi doit-on faire cela ? Le combat n'est-il pas déjà le plus pur des rituels ?
— Tu dois passer par là, et tu dois t'en sentir honoré. La MIZUGISHIKI (水儀式 — Cérémonie du fluide) est notre rite barrière. Il nous apprend à saisir la nature ineffable du TENGEN (天眼 — Œil divin), à apaiser nos eaux intérieures, à renforcer notre essence. Il nous apprend à lire le mouvement et à bouger dans l'immobilité...

Ce charabia quantique dépassait un peu le garçon. Tout en continuant à actionner son corps en de vastes vagues, à le faire onduler en suivant la rythmique cadencée de l'eau tambourinant sur les roches, il tourna son visage dans le sens de son interlocuteur et d'un air douteux, suspicieux, l'interrogea à nouveau.


— Pourquoi moi ? Il y a tant d'autres frères et sœurs... s'exprima l'enfant pour signifier son envie d'aller jouer ailleurs.
— À ton arrivée dans ce monde virtuel, nous avons regardé tes sourcils et nous y avons lu un signe. Leur tracé broussailleux nous a indiqué que tu allais devenir le plus grand Wu-tang que notre tribu ait porté, que tu allais nous mener jusqu'au GENJITSUSEKAI (現実世界 — Monde véritable). Ce que nous faisons, ce que je fais, ce que tu fais, est un hommage à ta future force liquide.
— Mes sourcils... se demanda-t-il en caressant leurs courbes ascendantes.
— Accueille. Ne fait seulement qu'accueillir le mouvement, et ne te déconcentre plus dorénavant, affirma le Wu-tang en massant les épaules de son protégé avec un calme communicatif. Visualise une vague. Les bruits devraient t'aider. Imagine-toi être face à cette vague, immergé, imagine toi suivre son élan... Les fluides sont invincibles, nous ne pouvons aller à leur encontre, il nous faut les apprivoiser, il nous faut...
— ... les épouser, termina-t-il sans s'arrêter de répéter les mêmes cercles, les mêmes poussées. Ce que je...
— Dans le silence, trancha le Wu-tang, en lâchant doucement les trapèzes du petit. Seule la présence dans le silence est capable de nous dicter cette leçon. L'état que nous cherchons à atteindre, n'est pas accessible par le mental... mais par ceci : lâcha-t-il finalement en pointant, comme une lame, depuis son dos toujours, un point à gauche de sa colonne vertébrale. Par le cœur. Par l'Amour. Tout se passe ici.

Et ils continuèrent ce rituel jusqu'à la fin de la journée. Ils le répétèrent à de nombreuses reprises, l'élaborèrent, l'augmentèrent, l’accélérèrent... en vain. Car ce chérubin, encore fougueux, ne comprenait pas le sens de cette pratique, il ne parvenait pas à ingérer les enseignements de ce sage, il n'y était jamais parvenu. Les termes et les gestes de la cérémonie du fluide, son sens profond, son dessein... Tout cela avait toujours dépasser l'intellect de cet enfant, qui ne pensait qu'au combat, qu'à la chasse, qu'à la confrontation permanente.

Il n'y avait rien de mieux que la roche, que le roc pour pourfendre le mouvement ! L'eau était l'élément de la faiblesse ! avait-il longtemps pensé. Toutefois...


L’état léthargique s’estompait. Les lumières, les formes, les textures, réapparaissaient graduellement, dans une mise au point débauchée, dans une veisalgie du combat qu'il n'avait presque jamais ressenti de sa vie. Il avait été sorti de ses songes par les mots du jeune assassin.

Wu-tang était fixé sur son élève, et des bribes de souvenirs, épars, protéiformes, l’assaillaient. Il se rendait compte, à l’odeur florale qui se dégageait de lui, ce doux parfum d’oranger, d’écorce, à son attitude défiante et martiale au possible, qu’il était, en fait, face à son propre reflet. Tout lui rappelait son enfance, son tutorat spirituel, ses séances de méditation active, ses rites alambiqués et ubuesques…

La révélation lui tombait dessus, c’était comme si le poids d’une cascade toute entière venait frapper le relief de ses dorsaux. Il venait tout simplement de se transcender lui-même en enseignant le mouvement, il venait de comprendre la leçon qui lui avait été enseignée des années auparavant.

— Merci, petit... lâcha Wu-tang, avec une douceur inhabituelle. Son regard était toujours aussi mat, indistinct. Nous nous reverrons. Sois-en certain.

La silhouette de l'enfant était déjà loin. Le guerrier se retourna et se dirigea vers une autre cible, afin de parfaire l'enseignement qu'il venait de tirer de cet entraînement.