Après sa captivité et son rétablissement dans les alcôves discrètes de l’Hypogée, Karasu essaya tant bien que mal de rassembler le maximum d’information et de comprendre le monde dans lequel il vivait à présent. A force d’écouter les gens, leurs contes et leurs ragots, l’érudit commençait à accumuler un tout autre savoir, loin des textes académiques. En vérité, cette part de mystère et de doute qui hantait ces histoires, plaisait au trentenaire. Il avait de plus en plus envie de connaître le monde à travers les légendes urbaines. Une fois qu’il eut marre d’épier les conversations, de circuler dans les rues et guetter la moindre parole intéressante, il se rappela son œuvre. L’encyclopédie que lui et son ancien camarade Tengen avait mis en place.

À la suite de cette révélation, il se dirigea avec hâte vers le Quartier des Lumières, son ancien foyer. Il n’était pas très rassuré d’arpenter cet endroit. Après tout, il était un fugitif, un traître aux yeux de son ancien clan. De plus, sa famille, notamment la Matriarche, le tuerait s’il faisait l’erreur de se montrer. Prudence, il ne fallait pas prendre des risques inutiles. Malgré tout, sûr de son déguisement, il alla voir le Shosei qui gérait l’entrée à la bibliothèque. Heureusement, il connaissait un moyen de couper la file et de contourner l’attente. Un mot de code, passé entre Kodama, afin de leur permettre d’avoir une certaine priorité. Une fois le murmure énoncé, les portes s’ouvrirent et il put se précipiter sur les codex amassés, ceux qui n’étaient pas considérés comme fiables. Pendant plusieurs heures, il lut les codex avec appétit. Cet enrichissement, il le chérissait, c’était un délice que les souterrains ne pouvaient pas lui offrir.

Soudain, un bruit, une voix le fit sortir de sa lecture passionnelle. Une présence de son passé se présentait devant lui, elle ne l’avait pas remarqué. Ce Shinnin était un ancien camarade de mission. Cette dernière, c’était passé dans les entrailles de la terre, à l’Ouest, sous l’étang de la Forêt Blanche… Rien que d’y penser, il en tremblait. Ce fut un véritable traumatisme, il lui fallut bon nombre de jour pour oublier et surmonter ce massacre. Ses visions chargées d’hémoglobine et de sel étrange, c’était tout bonnement affreux. Dans tous les cas, ce passé commun, il le savait, était source de confiance. Un lien avait été établi. C’est pourquoi, il voulut prendre des nouvelles, connaître les raisons de ses recherches. Mais comment l’aborder sans prendre trop de risque ? Sans en dévoiler trop ?
Se levant et quittant son poste, le corps engourdi, il entra dans une allée différente de celle de son ancien ami. Par-delà les étagères, il surveillait l’élu capable de parler aux animaux. Ainsi, il cherchait des informations sur la flore. Étrange, mais pas interdit, pensa-t-il. Ce jeu de l’espion dura quelques minutes, mais très vite la curiosité fut trop grande, il fallait intervenir et contacter le jeune homme. Se mouvant avec discrétion, il se planta derrière le lecteur. Après une inspiration, il se prépara à entamer le dialogue. Souriant pour rendre plus agréable à l’oreille sa voix métallique, un soupir fut lancé :

- Yukio…

Ce nom raisonna dans toute son âme, malgré le temps, il restait un souvenir pénible pour son corps comme sa chair. Frissonnant de nouveau en se remémorant le souvenir de cette main happé par les abysses sous-marines… Peut-être n’aurait-il pas du sortir de sa réserve. Il se montrait peut-être trop téméraire et s’exposait un peu trop. Seul l’avenir lui dira.

Un pas en arrière, un visage à mi-chemin entre diverses émotions : colère, tristesse et surprise ; c’est donc ce qu’inspirait le nouveau visage de l’érudit dans le cœur d’un proche de son ancienne identité. Peut-être avait-il mal choisi son masque, ses habits, l’effroi n’était pas forcément la meilleure première impression. Mais il était trop tard, Karasu se plaisait ainsi, cela collait avec ses ambitions et ses envies. Il préférait attendre que son homologue se ressaisisse, plutôt que d’agir ou reprendre la parole. D’ailleurs, digne de son rang, le Shinnin interrogea promptement le troglodyte. Après tout, en un nom, il ne pouvait pas cerner toute l’étendue de l’histoire de son ancien camarade et des tourments qui l’accablent aujourd’hui.

Au vu de ce désarroi non feint, un silence pesant s’imposa. Ceci ne dura que quelques secondes, cependant c’était suffisant pour faire apparaître une certaine tension. La Corneille réfléchissait, des oreilles averties pouvait se trouver ici. Prudence. Les mots devaient être sélectionnés avec habilité et raison. Maintenant que le jeune garçon percevait le lien à travers le prisme de leur mission passé, il fallait le mettre en confiance et le guider vers une relation de confiance, ne trahissant pas la couverture de l’élu tatoué.

- Un ami commun, nous avons. Les murs ont des oreilles. Face aux monstres des abysses, son âme s’est perdue. Aujourd’hui, il demeure là où reposent vos amis. Je vous tends ma main, en l’honneur du passé, je suis votre serviteur.

À la suite de ses propos énigmatiques, il tendit une main gantée, aucune parcelle de peau visible, son corps demeurait un mystère. Sa voix, portée par un sourire, se voulait chaleureuse et rassurante, même si les chuchotements métalliques ne transcrivaient pas totalement cette intention. Karasu était intrigué par la présence de son ancien ami. Quel savoir cherchait-il ? Pouvait-il l’aider ?

- Les questions sont dangereuses, autant que leur réponse. Laissez Karasu éclairer vos recherches. Mon savoir n’est pas infini, mais à deux esprits brillants nous irons plus vite.

De son autre main, il caressait les ouvrages, même si peu de monde le sait, ceci est son héritage. Sa marque dans le monde et dans l’Histoire. Il en était fier. Encore plus en voyant les badauds accourir après ces connaissances. Cette encyclopédie était un succès, une mine de notions, de concepts, d’idées, bref la mémoire de tout un peuple. Malheureusement, il le savait de par sa famille, ce n’était qu’un fragment. Le véritable antre de tous les secrets se trouvait dans les archives secrètes. Il était difficile d’y accéder, mais c’était là que demeurait le savoir absolu. A ces douces pensées, emplies de souvenirs, il revit le visage de son ancienne famille. La nostalgie s’empara de son cœur. Il semblait ailleurs, perdu, même à travers le masque, son attitude avait changé, on pouvait le percevoir. L’homme mystère frottait machinalement les codex, son âme aspirée par le spleen et la mélancolie. Trouver une ancre mentale et sentimentale se faisait de plus en plus pressante.

Finalement, après toutes ses interrogations, Katataka avait accepté l’offre du nouveau troglodyte. Un soulagement vint caresser l’esprit tourmenté de la Corneille. Les Erinyes s’apaisèrent, laissant en paix quelques instants l’homme accablé de remords. Sa psyché retrouva de la clarté et son état se stabilisa. Plus qu’une aide temporaire, c’était le pacte d’un renouveau d’une relation passée, d’un avenir libéré de la culpabilité et du poids de ses erreurs. C’était l’espoir de Karasu, redevenir l’ami et le compagnon de l’élu courageux.

Durant les explications et la présentation du thème de recherche, l’érudit se tut. Il analysa chaque mot, décortiqua toutes les données et essaya de fouiller dans sa mémoire le moindre indice d’une telle flore. Ce mystère demandait des connaissances que l’ancien Kodama n’avait pas. Si l’encyclopédie officielle ne parvenait pas à satisfaire l’appétit de ce jeune homme, il restait les rumeurs, les ragots, les légendes et les contes que les Kusajins se transmettaient. Heureusement pour le nouveau Tsukuri, l’homme tatoué avait déjà examiné plus de la moitié des ouvrages, et aucune information ne ressemblait pour le moment à sa description.

D’un geste lent, le masqué se gratta le menton. Bien entendu, il allait aider cet homme dans ses recherches, peu importe le prix et où cela les mènera. C’était un moyen de rédemption, une garantie pour l’avenir. Dans le passé, son isolement et sa faiblesse lui avaient beaucoup trop coûtés. Cependant, il eut comme instinct que toutes les informations n’avaient pas été données. Fallait-il insister davantage sur la nécessité d’un échange franc et emplie de confiance ? Sachant que lui-même fait de la rétention d’informations… Ou bien fallait-il laisser le jeune éphèbe avancer à son propre rythme, gagnant sa confiance au fil du temps… La deuxième solution fut choisie, on ne pouvait forcer l’amitié, il fallait la mériter.

- Suis-moi.

Sans même vérifier que son acolyte le suivait réellement, il se mit à parler posément et de façon assurée. Pas après pas, ils arrivèrent tranquillement à l’endroit où étaient stockés les codex qu’ils cherchaient. De nombreux ouvrages avaient été séparés du reste, c’était la preuve du passage de l’ombre humaine.

- Ainsi, l’Encyclopédie prouve ses limites. Nous sommes encore si ignorants sur notre monde, notre histoire, notre environnement… Malheureusement, le Clan Kodama ne peut pas faire le travail en solitaire, il a besoin de la coopération de tous nos citoyens. C’est une tâche si titanesque, je crains que notre génération n’ait pas les compétences et la force de compléter cette œuvre de façon satisfaisante. Non, c’est plus un héritage à nos descendances, c’est à eux de poursuivre notre travail… C’est peut-être ingrat et injuste de leur assigner un tel fardeau, mais la connaissance est si précieuse, tu ne trouves pas ? Après tout, si nous savions tout, nous serions mieux à même de faire des choix, nous ferions moins d’erreur et nos regrets nous accableraient avec moins de force. En réalité, l’Encyclopédie une fois finie soulagera nos âmes, nous élevant au-dessus des nuages pour nous apporter la paix et la félicité. C’est du moins le projet initial, désiré par notre ami en commun et son collègue. Quand je pense à son sort, enfermé dans les tunnels, considéré comme mort ou traître à son sang, à son clan… Je ne sais pas ce qui est le pire. Pauvre homme. Mais bon, c’est aussi ça la vie, nous ne pouvons pas tout contrôler, tu ne penses pas ? D’ailleurs, ce n’est pas trop étrange pour un Shinnin de venir en ces terres durant cette période si particulière ? Je dois dire que je comprends peu ce qui bouleverse notre belle Cité, je suis un peu largué. Après, est-ce que les affaires des « surfaciens » me concernent ? Je ne sais pas… Oh tiens, nous voilà bientôt arrivé à la section des « non-vérifiés ». Tu as de la chance, j’ai déjà lu toute cette partie-là. Nous restons que le reste. J’espère que tu as quelques heures devant toi ! Ah et s’il y a d’autres mots clé important, n’hésite pas à me le dire pour rendre la recherche plus efficiente. Je suis un lettré efficace quand on me laisse les mains libres. En tout cas, je suis heureux de travailler avec toi, vraiment. Il m’a tant parlé de toi, de cette mission, des pertes, mais aussi de tout ce que vous avez appris. C’est une chance que tu ne fasses pas partie des morts des terribles événements qui ont fait trembler Asatsuyu. Quel drame…

Alors qu’il finissait son long monologue, il reprit sa place sur le sol, entouré des codex. Concentration et assiduité furent convoquées en quelques instants, le voilà parti, imperturbable.

Plongé dans la pile chaotique de codex, comprenant les informations les plus étranges et inexplicables de toute la Cité, Karasu apporté une oreille attentive à tous indices donnés par son ancien camarade de mission. Heureusement pour cet érudit, il était habitué à faire plusieurs choses en même temps. C’est ainsi que confiant, tout en parcourant les nombreuses lignes manuscrites, il se mit à penser, à parler à haute voix. Ces phrases ne cherchaient pas forcément de destinataires, elles étaient semées au grès du vent. D’ailleurs en parlant des « murmures », le calme et la sérénité entouraient les deux élus. La confiance régnait, l’instinct du troglodyte était certain que ce Katataka était un homme respectable et fiable. Peut-être qu’il pourrait compter sur lui, pour ses projets futurs…

- A t’entendre, je suis persuadé que je m’entendrai à ravir avec ton aïeul. Je me demande même ce que cela peut faire d’avoir un grand-père… Les miens n’ont jamais eu leur place dans mon foyer…

Son ton était morne et mélancolique, beaucoup de regrets parsemaient sa vie. Pourtant, il ne se laissa pas emporter par ces flots dépressifs. Valorisant ses réussites, il retrouva un peu de chaleur dans son cœur. Le déni était une arme fascinante, bien utile pour avancer malgré les tourments et les soucis. D’ailleurs le voilà qu’il se remit à bondir sur des propos précédents du jeune homme.

- Ainsi, tu as rejoint les Tsukuri. J’espère que tu y as trouvé ton bonheur, ton épanouissement. Cette nouvelle famille est ancienne, réputée et solide. Appuis-toi sur elle pour accomplir ton grand destin, tu deviendras un grand homme, Katataka.

Cette passation de pouvoir, cette confiance en son avenir, c’était quelque chose d’anodin pour la Corneille. En effet, elle était habituée à ne croire qu’en elle, qu’en sa destinée, dans une sorte de repli égocentrique. Mais ce jeunot appelait tant de choses, tant de potentiel, le fugitif ne pouvait rester indifférent. Il le savait, le voyait, les vents lui étaient favorables et un grand dessein l’attendait. Ce nouveau Tsukuri avait les ailes nécessaires pour voler, là ou le Kodama s’était embrasé par péché d’orgueil. Dans un élan altruiste, cette fois, le trentenaire voulu aider cet élu vers les cieux. Il ne savait pas encore comment, mais peut-être qu’ainsi il se libérera de la mort de Yukio et des autres, de ses autres fautes…

- Dans les faits, notre ami est accusé de trahison par les siens. D’après lui, il n’a fait que suivre ses convictions, quittes à défier ses camarades. Peut-être était-ce cela sa plus grande erreur, croire que son cœur et son âme pouvaient se libérer de ses entraves, être libre dans un monde qui ne l’était pas…

Lutter contre son désir de défendre ses actes était terrible, si contre-nature. Néanmoins, faire l’apologie d’un criminel en plein territoire Kodama, ce n’était pas souhaitable. Non, il préférait rester trouble et évasif. C’était sa seule voie de sortie, lui permettant d’agir dans l’ombre. C’est alors que tandis que ses remords et sa culpabilité le hantaient, il vit une note intéressante, il prit alors l’ouvrage et le tendit à son compagnon du jour.

- N’est-ce pas cela que tu recherches ? Je crois qu’il y a tout ce que tu m’as indiqué.

Il fallait se méfier de ses écrits, vu qu’ils se basaient essentiellement sur la transmission orale et la mémoire, certains détails pouvaient se transformer, être grossi, déformé, vigilance donc.

Le brave élu prit aussitôt la défense de Ren, avec témérité et confiance, il bravait la justice Kodama et sa sentence. Son avis, bien qu’insignifiant dans ce monde, réchauffa l’âme du troglodyte. Finalement, son ancienne identité avait peut-être marqué certains Kusajins. Cette perspective le fit sourire derrière son masque, il était si reconnaissant. Ce jeune homme, sans le savoir venait de le reconnecter avec son Humanité. Chassant quelques instants l’esprit cynique et torturé de la Corneille, Katataka venait de rendre la vie de son camarade plus douce, plus légère. Quel délice que cette félicité naïve…

Très vite, l’enthousiasme du Tsukuri frappa de nouveau. Une seule autre indication l’avait convaincu du bien-fondé de son conte. Le voilà heureux, resplendissant, guilleret, décidément, il lui en fallait peu. En effet, une légende, une rumeur, bien que partagée par des êtres différents ne gagne pas en crédibilité. La transmission orale, la circulation des informations dans un village clôt, le manque d’ancrage du savoir disciplinaire, tout cela favorise l’émergence d’histoires trans-claniques, basées sur des on-dit…

Mais comment intervenir sans briser sa fougue et son entrain, il était difficile pour Karasu de se montrer tempéré et diplomate. Son état psychique instable n’aidant en rien dans ce genre de situation. Pourtant, il ne voulait pas casser les désirs de cet imprudent. Écoutant sagement ses propos et observant ses gestes déterminer à interrompre les recherches, l’érudit pensa à une autre solution, à un autre moyen qui pourrait se montrer plus efficace. Mais c’était risqué, surtout pour le fugitif… Ce mercenaire, en valait-il la peine ? Une telle proposition allait être lourde de conséquences…

Défiant son instinct de survie, puisant dans ses ressources pour desceller ses lèvres, l’homme masqué se rapprocha de l’oreille de son comparse, et amorça un murmure que lui seul pouvait entendre. A présent, la vie et la sûreté du Qilin étaient désormais entre les mains du transfuge.

- Il existe un lieu où les savoirs sont préservés du regard des profanes. Une alcôve où des connaissances sont enfouis et protégés. Les non-initiés ne la connaissent pas et c’est la famille de notre ami en commun qui gouverne ces terres. Cette bibliothèque t’aidera sûrement dans ta recherche. Si tu ne trouves rien, c’est que le clan Kodama ne connaît pas cet arbre. Malheureusement, étant secrète, l’entrée ne sera pas aisée. Malgré un passage direct dans le jardin de la lignée garante des Archives, l’accès est refusé à tout étranger… Astuce et discrétion seront de mise…

Cette confidence était un quasi-aveu de son identité. Cependant, c’était trop tard pour regretter. Mettant de côté ses ambitions et sa destinée, l’oiseau noir voulait aider cet oisillon. Son envol et sa superbe devaient commencer. C’était un acte charitable, un remerciement pour avoir embaumé le cœur du criminel d’un doux voile apaisant, son ultime bonne action.

L’enthousiasme du jeunot et ses propositions ravirent le cœur de la Corneille. Finalement, le duo avait encore beaucoup à faire. Leur passé les avait unis, vivre un tel traumatisme était étrangement une aubaine pour eux. Cette souffrance passée, aussi intense et aussi profonde, avait rapproché leurs âmes. Ils se comprenaient et pouvaient à certains moments partager les mêmes ambitions. Aujourd’hui, l’aîné aidait le benjamin, mais demain qu’en sera-t-il ? Malheureusement, les deux protagonistes ne pouvaient pas le savoir.

Profitant de la question de son partenaire, tous les deux isolées, Karasu soupira quelques mots. Obscur et ténébreux, il regardait l’horizon et essayait de déterminer l’heure en fonction du placement des astres. D’après son expérience, il pouvait affirmer que 17 h approchait. C’était le moment idéal. Se tournant vers son confrère élu, il fit un signe de tête, une petite révérence pour le remercier de sa confiance.

- Suis-moi, jeune Tsukuri.

D’un pas lent et ne provoquant aucune suspicion, les deux hommes se dirigèrent vers l’ancienne demeure du masqué. Une certaine nostalgie et frustration naissaient dans le cœur de l’ancien Akemi. Sa soit disante traîtrise lui avait fait perdre son fier patronyme, ses ambitions et ses rêves. Mais il n’y avait rien à faire, il fallait subir et endurer, encore et encore. La lourdeur du silence omniprésent était telle, que le fugitif se décida de révéler d’autres informations cruciales au Aorki.

- Ecoutes, mon ami. Maintenant que les oreilles les plus indiscrètes sont parties. Je peux te le dire. Ce n’est qu’un secret de polichinelle pour les puissants, mais je suis Ren. J’ai réussi à fuir les geôles et j’œuvre pour le bien du village en secret. Mon temps est malheureusement compté, alors je ferai de mon mieux pour t’aider. Dans mon ancienne demeure, à cette heure-ci, mon père est le seul résident. Je le ferai sortir et tu n’auras qu’à préparer ta technique. Cependant, je te préviens, même avec son visage, il sera difficile de se frayer un chemin dans les Archives. Les bibliothécaires seront curieux, entreprenant, de nombreuses interactions vont nous attendre. J’essayerai de t’aider au mieux pour jouer la comédie, mais cela sera risqué. Es-tu sûr de vouloir continuer ?

Il s’était arrêté en pleine rue, face à son ami. Il était inquiet pour lui, il ne voulait pas l’emmener dans la délinquance et dans une vie de souffrance. Acte charitable ou dernière once d’humanité, le Kodama livrait ici toute son essence. Il était nu, totalement à découvert et dépendait du bon vouloir de son ancien compagnon de route. Cet acte empli d’humilité, il le cristallisa dans un dernier aveu.

- Katataka, je t’en prie, réfléchie bien à tes actes. La trahison, l’exil ou la captivité sont des sorts cruels. Je ne te souhaite pas de les connaître. Tu es brillant et plein d’avenir, désires-tu autant ces connaissances ? Je t’aiderai quoiqu’il m’en coûte, mais je ne serai d’aucune utilité si notre entreprise échoue. Je ne suis rien, je ne veux pas que tu connaisses le même destin. Prends soin de toi et préserve-toi, mon ami…

- Bien, je vois que tu es déterminé. Alors allons-y, mon ami, le destin t’appelle.

Retrouvant le silence qui lui était si cher, Karasu s’enfonça dans le quartier de son enfance. Chaque ruelle, chaque senteur, chaque bruit lui rappelaient des souvenirs. Hanté par son passé, il ne pouvait plus percevoir son futur. En souffrance et sans plus aucune racine, il essayait tant bien que mal de se rattacher à ses anciennes connaissances, à ses ancres émotionnelles. Ne pas sombrer et ne pas se précipiter dans la mort étaient tout ce qu’il lui restait. Ses croyances, ses rêves et ses ambitions n’étaient plus. Même sa Destinée, semblait si lointaine, si inatteignable. Peut-être était-ce son ultime acte d’humanité, son unique moyen de racheter ses fautes.

Très vite, virevoltant dans les avenues avec grâce et finesse, il atteignit l’artère où siégeait l’immense demeure de son ancienne famille. Le toit, le jardin, la porte et les fenêtres, tous rappelèrent à l’esseulé qu’il n’était plus qu’un mirage, un fantôme, une ombre volatile. N’étant plus digne de son ancien patronyme, il allait devoir affronter culpabilité, honte et colère. Se présenter de façon honnête était impossible, ce ne serait que courir dans les mains cruelles de la faucheuse. Non, pour son confrère, il se devait d’agir discrètement et de l’accompagner au mieux dans sa quête de vérité. Sa tête pivota et fit face à son compagnon de route, un murmure fut prononcé avant qu’il ne prenne route vers l’entrée de la bâtisse.

- Reste ici, observe, et déploie tes capacités. Je vais à la rencontre du patriarche, je vais essayer de l’amener à discuter, à se livrer, à rester suffisamment longtemps sous ton regard.

Avec vigueur et confiance, il traversa la rue qui les séparait du bâtiment. Là, la Corneille frappa trois coups succincts contre la porte. Patientant, connaissant la lenteur de son ancien père, il commença à angoisser, à anticiper le pire. Il n’était pas très serein. Pourtant, quand la rencontre survint, tout s’éclipsa. Laissant son verbe et sa rhétorique agir, l’homme masqué se fit passer pour un gardien des prisons souterraines. Annonçant l’évasion de Ren et de la vigilance qu’une telle nouvelle pouvait induire. Pourtant, le pragmatique rassura l’homme à sa porte, il connaissait son fils. Il ne viendrait jamais en ces terres, en ayant sali leur famille et en ayant bafoué le Clan. Il se lança même dans une diatribe virulente, moralisatrice et assez dur envers sa progéniture. Stoïque, Karasu essayait de contenir la torpeur, la souffrance et le trouble que ces dires faisaient naître en lui. Comme il l’avait imaginé, la rancœur et la haine à son égard s’était rependu dans tous les cœurs des Akemi. Il n’y avait donc aucun moyen de revenir en arrière, son sort était figé dans la captivité et l’exil.

Puis après, une bonne dizaine de minutes à échanger sur la médiocrité de la captivité, des moyens et de la volonté des Kodama trop indulgente envers les traîtres, L’homme tout de noir vêtu, rejoignit son partenaire. Était-ce suffisant ? Arrivaient-ils au bout du périple ? Le nouveau tsukuri arriverait-il à la fin de son long périple ? Une voix douce et pleine de compassion émergea du masque de fer.

- J’espère que cela te suffira ? Je n’ai pas pu le retenir plus longtemps sans attirer ses suspicions…

Bien que prévenu, Karasu ne put contenir sa surprise devant cette étonnante transformation, même illusoire, un tel pouvoir relevait tant de possibilités. Entre de mauvaises mains, les pires sévices pouvaient avoir lieu, sans que le coupable ne soit inquiété. Le Chakra et ses ramifications étaient définitivement un don dangereux et merveilleux. Une double facette qui pouvait à la fois servir la communauté ou la détruire. Malgré l’exil, la Corneille ne pouvait s’empêcher de penser à son clan, à sa famille, à la Rosée du matin… Devenir fugitif lui avait rappelé combien il était précieux d’avoir un foyer, des camarades, une patrie.

Figé devant la figure paternelle, l’élu eut du mal à entreprendre un discours structuré et concis. Le regard dur et l’exigence qui s’en dégageaient faisait frémir la chair du fils renié. Pourtant, il ne pouvait rester esclave de cette emprise, respirant profondément et puisant dans ses ressources, il reprit le contrôle de son être tremblotant. Il fallait être précis, concis et pragmatique. La moindre faille pouvait être fatale.

- Concernant Kan, mon père, anciennement Edogawa, devenu Akemi, il est perçu par les membres de la famille comme un paria, un géniteur gênant et peu utile. C’est pourquoi, pour essayer de racheter son péché originel, être né homme, il se montre acariâtre, distant et sévère avec toutes les personnes qu’ils croisent. Les bibliothécaires et gardes le respectent et lui obéissent sans hésiter, il est le véritable garant des lieux. Il n’a jamais accepté sa retraite forcée. De plus, il garde un visage toujours sombre et sérieux, aucun sourire, ou signe de sympathie. Il s’est forgé une carapace solide, un véritable repoussoir pour surmonter la pression familiale. Il vouvoie tout le monde et ses réponses sont toujours très courtes. Il hait perdre du temps. A sa vue, beaucoup préfèrent se cacher ou s’éloigner. En effet, s’il vous parle, c’est que vous avez commis une faute.

Un long soupir s’échappa du masque du criminel, parler ainsi de son père, lui rappelait que finalement, il n’avait jamais bénéficié d’un cadre familial aimant…

- Ensuite, pour le dérouler des opérations futures, le plus simple sera de te montrer.

Sortant un parchemin, il dessina une véritable fresque de leur délit à venir. En plusieurs étapes, ce support permettait d’éclairer les zones d’ombres encore présentes.

- Tu vois ceci ? C’est la demeure Akemi. Dans le jardin, se trouve une trappe, cachée par les racines des arbres. Ce passage exigu permet d’entrer directement dans le cœur des Archives, sans avoir à passer par l’entrée officielle, particulièrement bien gardée. A l’origine, il s’agissait d’un moyen d’évacuer les documents en cas d’invasion ennemi, ma famille étant le garant de la sécurité des savoirs enfouis. Ensuite, une fois un tunnel de plusieurs mètres traversés, nous arriverons dans la bibliothèque centrale. Là-bas, réside toutes les informations accessibles aux habitués de ses lieux. Tu trouveras sûrement des informations sur ton arbre. Ne t’inquiète pas, tout est classé et facile d’accès pour un archiviste comme moi. Cependant, une autre pièce existe. Malheureusement, même moi, je ne saurai t’y guider. Seule ma grand-mère y a accès et pire encore, selon la légende familiale, pour comprendre les documents y résidant, une clé est nécessaire. Autant dire, que c’est peine perdue pour des hommes tels que nous. L’accord du clan, de la famille est obligatoire pour accéder à ces secrets d’Etats. Quant aux personnels, si nous y allons en plein nuit, ils ne dépasseront pas cinq. Je ne sais pas s’ils ont changé les rondes depuis mon absence, mais pour te préserver de toute discussion trop indiscrète, il existe un code. Une phrase qui fera comprendre l’urgence de la situation aux employés.

Poing sur le cœur, autre bras dans le dos, regard fier et dirigé vers l’horizon, une passion ancestrale se manifesta sous les yeux du Tsukuri.

- La Matriarche m’envoie ici. Avec ceci, tu devrais inspirer la peur et calmer les plus curieux. La Matriarche et sa volonté surpassent tout en ses lieux. Crois-moi, cette femme est terrifiante.

Un simple guide, silencieux et prêt à agir à la moindre menace. La Corneille déployait ses plus grands talents dans cette situation périlleuse et inquiétante. Se rendre dans ses terres qui lui étaient désormais interdit, fit naître dans le cœur de Karasu une certaine nostalgie. Peut-être avait-il commis une erreur. Introduire un profane dans ce lieu sacré, jamais il ne l’aurait fait en temps normal. Cependant, en tant qu’apatride et sans famille, son honneur était suffisamment sali pour braver les interdits qu’on lui avait enseignés.

Tranquillement et avec prudence, il amena son ancien camarade dans les diverses sections des Archives Akemi. Ce lieu recelait certes de nombreuses connaissances, néanmoins, il n’était pas certain que l’histoire de l’aïeul de Katataka suffise à trouver une piste vérifiée et sûre. Les échecs et les semblants de réussites allaient dans le sens du doute exprimé par la raison de l’ancien Kodama. Pourtant, il était trop tard pour revenir en arrière. Mobilisant son savoir et son expertise, il chercha dans sa mémoire, les meilleures étagères pour satisfaire la curiosité du nouveau Tsukuri.

Si le nom de l’arbre ou les mythes l’entourant restait vagues et difficilement mobilisable pour l’avenir, peut-être que « ils » pourront combler les attentes du jeune garçon. Et tandis que le masqué cherchait du regard « sa source ». Un homme ventru surgit dans la bibliothèque secrète. Ce garde au ventre et au visage gonflé par le vin et les bons plats, l’ancien archiviste le reconnu sans peine. Il s’agissait de Minho, l’une des personnes les plus dociles et plus faciles à acheter. Sa gentillesse et sa bonté, n’avaient pour égales que sa gourmandise. Discrètement, suivant les injonctions de son compagnon, l’ombre humaine murmura quelques paroles pour aider Aoki.

- Il s’agit de Minho, de l’argent, du vin ou un restaurant et il te laissera tranquille. C’est un esprit faible. De plus, si tu lui dis qu’il manque un ouvrage dans sa collection favorite : les rapports d’expéditions, il te guidera là-bas sans peine. Tu devrais y trouver des traces de « ces bois maudits ou endormis ». Je vais me faufiler là-bas avant vous, retiens-le, le temps que je déplace quelques codex et que ton mensonge prenne vie. A tout à l’heure et bonne chance. N’oublie pas, tu es une figure d’autorité et respectée, tu représentes la loi et la noblesse de ce lieu.

Sans attendre une réponse, la longue cape noire se faufila à travers les allées, se cachant du regard des veilleurs nocturnes pour arriver à une section quelque peu chaotique et clairsemée. Les clans ne partageaient pas souvent les rapports des différentes expéditions et souvent, seuls des rumeurs et des on-dit s’accumulaient ici. Avec efficacité et rapidité, il s’amusa à désordonner les informations et à cacher certains parchemins. Ainsi, Minho devrait être suffisamment préoccupé pour ne pas faire attention aux manœuvres de l’homme déguisé. Peut-être que grâce à ce périlleux stratagème, le jeunot pourrait trouver des réponses satisfaisantes.

En agissant comme il agissait, Karasu marquait au fer rouge son exil et l’abandon de son ancienne vie. A présent, il arborait la félonie, la criminalité et la tromperie comme des habits quotidiens. Son ego et sa fierté n’existaient plus, il sacrifiait aujourd’hui le peu de Ren qu’il lui restait encore.