Better keep devil outside...
Noire était donc la Ceinture qui tenait ce monde à la verticale. Noire était donc la Ceinture qui séparait ces classes, ces castes, qui mettait des chaînes et des laisses sur les poings-pieds liés des petites gens.
Dans cette dynamique sociale, dans ce continuum, il y avait d’un côté la belle et noble Tsukuri, qui de sa colline haut-perchée, contemplait le reste du peuple avec dédain, et d’un autre, la douce et valeureuse Shinnin qui la regardait depuis le bas-fond, empli d’un profond désir d’indépendance. Ces deux factions entretenaient une fausse connivence, un lien friable, frangible, qui, à la manière d’un filament, s’étirait, s’affinait, mais ne rompait pas.
Les récents évènements avaient fragilisé l’intégralité du village. S’ils avaient permis quelques sentiments de cohésion entre les groupes, dans l’action, dans la souffrance, ils avaient surtout suscité doutes et suspicions entre tous. Les capacités de tout un chacun, étaient inégales face aux menaces de la nature, face aux forces politiques en présence. Les fossés se creusaient inévitablement.
Jusqu’à quand ce fil allait tenir ? À quel moment les masques allaient enfin tomber ?
Une horloge très vétuste, rudimentaire, presque morte, trônait au milieu de la pièce, forte et fière, elle indiquait toujours la même heure, d’un cliquetis entêtant. Sa stature magistrale recouvrait presque la totalité du mur face auquel se tenait le magicien. Il contemplait sa carcasse vide et inerte, le dos des mains posé sur ses hanches, avec un sourire satisfait. Il inspira, puis se retourna.
— Bon, les gars. Toute action entraîne une réaction et une réaction Shinnin, ça fait mal. Alors vous savez ce qu’il nous reste à faire, n’est-ce pas ?
Ueji qui était un habitué des combines de ces lieux, avait réussi à pénétrer dans la demeure de deux jeunes gaillards, braves et costauds, réputés pour leur dévotion au quartier. Gijo et Goji, de leurs noms respectifs, étaient des orphelins qui, par quelques petits faits respectables autour de leur masure délabrée, comme une chasse de rats récalcitrants dans la rue, de l’aide offerte aux personnes âgées et, ce qui intéressait le plus l’illusionniste aujourd’hui, une vive raclée donnée à des goujats venus racketter une veuve.
Une fenêtre de plafond ouverte, donnait sur les toitures des Épices, elle permettait d’aérer lors des brasiers des soirs d'hiver, et de rafraîchir en après-midi d'été. Elle fut une porte dérobée que le briscard sut exploiter et par laquelle il passa aisément. En arrivant, il était tombé à pic pendant leur déjeuner…
Après plusieurs longues minutes d’explication, il était parvenu à les convaincre de l’écouter, toutefois, le défi n’était pas d’entamer le dialogue…
— Bah non… répondit l’un des hommes qui siégeait face à Ueji. Et puis t’es qui toi, déjà ?
— Raaaah, ça ne va pas, ça ne va pas du tout ! s’écria l’invité, en piquant, à main nue, un bout de cuisse de pigeon dans l’assiette de l’un des deux frères et en croquant dedans allègrement. On s’en fiche de qui je suis ! continua-t-il la bouche pleine. Vous n’avez pas retenu ce que je viens de vous dire ou quoi ?!
— C’est que… avec mon frère, Gijo, on n’est pas réputés pour être les plus affutés du quartier. Pas vrai, frangin ?! Le véritable challenge était de savoir les tenir en haleine, de réussir à garder leur concentration intact.
— Oui ! acquiesça idiotement son voisin, empli de la même carrure, si ce n’était d’une plus grande encore, que lui. Une joie innocente faisait rire ses mirettes.
— Je sais, c’est justement pour ça que je suis venu vous voir… chuchota Ueji, en douce, un regard en coin. Je réexplique : les Tsukuri sont en train de racheter nos ruelles pour agrandir leurs pavillons.
— C’est bien, non ? rigola bêtement l'un des frères.
— Eh bien, pour le coup, figure-toi que pas du tout… reprit-il en se massant les tempes, la paume plaquée sur les yeux. Il se bougea pour attraper un morceau de charbon à cuire qui traînait sur la table de pierre qui les séparaient, et dessina à même le plateau. Ils vont tout nous piquer, nos maisons vont devenir des gymnases pour gladiateur… ou pire encore, des théâtres ! Franchement, vous nous voyez leur laisser de l'espace pour du... théâtre ?!
— Bah quoi, c’est bien le théâtre ! s’exclama Gijo.
— Oui, mais ce sera sans nous, imbécile ! corrigea Goji, en écrasant son poing sur le crâne de son frère. Il comprenait un peu mieux la teneure des évènements. S’ils font des théâtres, c’est sûr qu’on ne sera pas invités ! Surtout pas toi, en tout cas !
— Ça, c'est clair ! cligna Ueji d’un œil assuré. On risque de se faire virer d'ici vite fait bien fait. En deux temps trois mouvements, on sera sur le carreau, comme des vagabonds sans abris. Il s'arrêta pour fixer droit le tandem, entre six yeux et vérifier qu'ils étaient bien là. Et vous connaissez la vie dans la rue, là où les caniveaux les moins puants sont les lit les plus disputés ? Non, je pense pas que vous la connaissiez, non... Quand la Ceinture Noire t'offre une couche, elle t'aspire, elle te façonne, t'emprisonne. Non, vraiment, là, je vous vois et je ne donne pas cher de vos peaux à vous deux là. Votre coin que vous vous amusez à entretenir, vous allez seulement pouvoir le contempler devenir petit à petit un repère de cafard, pendant que vous, les vrais proprios, allez devenir les nuisibles qu'il faut dégager. À partir de là, je vous prédis un lot de galère... infini... Il fit quelques gestes évasifs en roulant ses poignets pour mimer d'indéfinissables souffrances, en plissant les paupières et capta toute l'attention de ses interlocuteurs, qui suivaient le bout de ses doigts, comme des poissons attirés par un hameçon. Ils ont prévu ça d’ici peu de temps, alors on doit se bouger, on doit traquer tous les Tsukuri du quartier, chacun d'entre eux est un potentiel envahisseur, et les renvoyer à coup de pied au cul, loin de chez nous.
— Euh… répondit Goji, tourbillonné.
— Regarde ton frère… lâcha Ueji en s’approchant de Gijo et en lui attrapant le visage des deux côtés pour le tirer. Tu crois que dormir dans ces rues crasseuses, c’est la vie dont il a rêvé ?
— Non, je n’ai pas rêvé de ça... hésita Gijo, gêné par cette éventualité, la moue ostensiblement attristée.
— Moi non plus… soupira Goji en fixant son jumeau, le regard commençant à se troubler.
— Bien sûr que non, on n'en a pas rêvé, les mecs ! Alors, vous en êtes ?
— Qu’est-ce qu’on doit faire exactement ?
— Eh, mais merde ! Ça fait trois fois que je vous le dis, les mecs ! Oh ! INTERDIRE LES TSUKURI DU QUARTIER ! s’exclama Ueji en lâchant le faciès de sa cible et en écartant les bras, comme pour signifier l’accablement. Il se redressa rapidement pour pointer sa calligraphie. Des trois zones appartenant à Shinnin, la Ceinture Noire, en particulier la grande artère Nord, est celle qui pourrait le plus intéresser ces branquignoles de Tsukuri. Pour une simple et bonne raison, elle est à la fois la ligne la plus proche de leur quartier, à la fois l’une des voies de sortie du village, un pallier de décompression qui force tout le monde à montrer patte blanche… et par-dessus tout, elle permettrait d’englober la Panacée et d’affaiblir nos influences. Si plus de Panacée, plus de wèn. Si plus de wèn, Ueji serait triste... Plus de Shinnin ! Et si plus de Shinnin... Eh bah plus de Shinnin ! Compris ?
— Je… D’accord ! On doit sécuriser la rue et faire la chasse à tous les nobles, c’est ça ?
— Voilà ! C’est çaaaaaa… tapota-t-il, amicalement sur l’épaule de son ami.
— Et on y va quand ?
— Quand on finit le déjeuner ? se demanda Ueji, en s’attablant, et en vidant d’un geste innocent le contenu de leurs assiettes dans la sienne.