- Le soleil vient de se lever, encore une belle journée ! Il va bientôt arriver, l’ami Riko Rai !

- Ryo… Pour la énième fois, arrête de chanter en te levant. Ce n’est ni plaisant, ni drôle. En plus, bien souvent ça ne veut rien dire ! Tu ne connais personne du nom de « Riko Rai » !

Vexé, le quinquagénaire se retourna brusquement, montrant son dos balafré à son ami de toujours, Takumi. Bougonnant et marmonnant dans sa belle moustache, il était vexé. Lui qui désirait tant apporter la joie et la légèreté dans le cœur de ses colocataires, le voilà humilié et diminué. Comment osait-il remettre en question ses petites compositions musicales ! Bien soit, s’ils veulent du grandiloquent, du génial et du spectacle, il allait leur servir sa meilleure chorégraphie. Cet affront avait sonné dans l’esprit de l’érudit comme un défi.



Se redressant faisant une pose dramatique, corps tendu, tête en arrière avec la main droite posée par-dessus, quelques hochements de tête au rythme d’un métronome invisible et le voilà parti. Son corps se mut avec grâce, dynamisme et second degré. Voilà l’une de ses armes secrètes pour entraîner ses deux camarades dans ses envies folles. Pourtant, étaient-ils disposés à cela ? Takumi semblait être concentré sur sa nouvelle journée, Saizo lui, préférait se laisser bercer par Morphée encore quelques instants. Néanmoins, les plans de farniente de ce dernier furent contrecarrés. L’appel que formaient les coups répétitifs des pieds contre le sol du plus âgé, était tout bonnement impossible à ignorer. Si bien que le duo synchronisât, gestes et paroles. Le chant envoûtant et la magnificence de ses physiques sculptés commencèrent à agir sur la troisième tête du Fundoshi-ryû. Emportés par la fouge et l’amour du sport, ils entamèrent une véritable démonstration de leurs dons de performeurs. Sans public certes, mais le cœur y était.

Plusieurs dizaines de minutes s’écoulèrent, leur vigueur et leur désir de vivre étaient à leur paroxysme. Affronter les obstacles que le Destin oserait ériger contre eux ne leur faisait pas peur. Ils étaient prêts à renverser des montagnes, à pourfendre des rivières et à embraser la forêt d’un simple clignement d’œil. Du moins, c’est ce que leurs pensées dérangées aimaient croire. Mais très vite, l’appel du devoir se faisait pressentir. Le Sasaki, en l’absence de son Cousin était le seul représentant de l’illustre lignée. Il devait s’en montrer digne et agir avec noblesse, bienséance et respect. Pfiou, pourquoi tout devait être si sérieux, hors de ces murs protecteurs. Cet établissement qu’ils avaient bâti et qui leur servait de logis, était véritablement le témoin de leurs valeurs.

Voyant le soleil déjà bien levé à l’horizon, il salua ses frères d’armes et se rua vers l’Atelier. Là où selon la convocation, les plus grands esprits du Clan Kodama avaient été appelé en renfort. S’il avait bien tout retenu, cela concernait le dialecte et les sigils propres au feu monolithe. Quelle idée saugrenue était venue à la tête de ce traître de « Len Akaimi » … Encore un sauvage parmi nos rangs, le recrutement avait encore failli à sa tâche… Depuis que son proche avait acquis les reines de ce Clan, la décadence frappait ses terres bénies, quel gâchis…

Après plusieurs minutes de marches étranges, en effet, il faisait des genoux flexions à chaque pas. Le vétéran de la bataille à la Porte d’Or des Tsukuri prit sa place dans la foule d’illustre inconnu. Pas une seule pointure du clan avait pris la peine venir… Un ménage sera nécessaire quand je renverserai mon cousin incapable, pensa-t-il. Puis, il balaya cette idée de traîtrise, ce n’était ni l’endroit, ni le moment. Non, à présent, il devait écouter les consignes données par ce Serf. Deux groupes, des binômes, des tâches assignées… Tout ceci rassura et dopa l’enthousiasme du vieillard, le clan semblait être capable de tourner sans les grands manitous, peut-être avait-il une chance de ne pas se laisser écraser par les deux autres puissances. Il souriait, c’était définitivement une belle journée. La preuve que les Kodama pouvaient de nouveau briller. Que les flores étaient mi-closes et attendaient le moment idéal pour nous ravir de leur superbe.

Avec son compère du jour, ils furent amenés devant des portes massives, dans les profondeurs du domaine de Kirasagi, la patronne des alchimistes. Jamais le pugiliste n’avait eu la chance de fouler ce sol. Il était transporté par tant d’émotions : la joie, la peur, l’excitation, l’anxiété, la curiosité et le doute, en somme un étrange mélange… Pourtant, fort de son expérience, il ne se laissa pas dominer, il les affronta et prit l’initiative d’amorcer le dialogue. Celui-ci se passa à mi-voix, dans un murmure perceptible que par les deux hommes, avec la main sur la joue, comme rempart à toute écoute non désirée.

- Je me présente, le grand Sasaki Ryoma. Je suis un élu ayant pour spécialisation la cristallisation. Il est important que nous nous connaissions, en cas de danger. Après tout, cet être dont on nie l’humanité, peut aussi bien se révéler doux comme un agneau apeuré ou sauvage comme un fauve privé de liberté. Prudence, donc… D’ailleurs, j’aurais pour proposition d’annoncer notre entrée, pour ne pas le surprendre et ajouter du stress inutile. Si nous faisons preuve de diplomatie, peut-être que tout se passera bien… Ne le mettons pas en colère ou dans une situation où il céderait à la violence par instinct…

C’était rare pour le mercenaire de faire autant preuve de retenu, mais avec si peu d’information et un si grand enjeu, faire preuve d’un tempérament trop impétueux, peu belliqueux pourrait être fatal pour leur mission. Non, il allait se retenir, du moins, jusqu’à ce que les sirènes du combat retentissent. S’il fallait protéger son nouveau camarade au prix de sa vie, il le ferait. Il a suffisamment de mort sur sa conscience, sa faiblesse passé le hante toujours.

- Je vous laisse décider, je vous ai fait par de mes idées, de mes inquiétudes. Je vous suivrais et je serai votre bouclier humain, croyez-moi, je le jure sur l’honneur des Sasaki !

Après ses paroles, il se tenait près à assumer les choix de son partenaire, ils étaient un binôme, chacun portait le poids de la vie de l’autre sur ses épaules. Le sens du sacrifice et la confiance étaient les pierres angulaires d’un tel rapport aux yeux du savant.

Ouvrant lentement la porte de la cellule, afin de n’effrayer personne, Ryoma arborait son plus beau visage. Amical, bienveillant et chaleureux, il était important pour lui de rassurer l’être dont on niait l’humanité. Malheureusement, ces attentes de communications et d’échanges courtois furent quelque peu mis à mal. En effet, un décor morbide et effroyable lui tendit les bras : hémoglobine à profusion, émanation infernale et carcasses éparses. Cette geôle laissa le vétéran paralysé quelques instants. Tous ses sens étaient saisis d’effroi. Il n’était pas préparé à une telle scène. Jamais durant sa longue carrière, que ce soit dans le soin, l’éducation ou le mercenariat, il n’avait été confronter à un tel décorum. Ses connaissances mythologiques lui rappelèrent alors des contes et des légendes emplis de sacrifices humains, de démembrement et de cannibalisme. Était-ce à cela qu’il avait affaire ? Une entité hors norme ayant des mœurs monstrueuses, d’un autre temps ? Ou bien était-ce un de ces fameux « monstres de foire », maudit pas la nature, maltraité et exhibé comme animation par des individus vénaux…

En l’état, il ne pouvait rien savoir, rien déduire. Il fallait gagner du temps et comprendre les intentions et les désirs de cette « chose ». Les connaissances de cet « hydrocéphale » étaient capitales pour le clan, il fallait donc se montrer malin et prudent. C’est alors que le Tsukuri tomba et usa de ses dons pour réchapper au péril. Cette réalité frappa en plein visage le vieil homme, l’heure n’était pas à la réflexion. Il fallait agir et instaurer un climat sain pour la poursuite de leur aventure. Ni une ni deux, le Sasaki se déplaça lentement devant l’entrebâillement de la porte et son petit halo lumineux. Essayant discrètement de faire reculer l’homme à terre, il tentait de les mettre dans une position défensive plus acceptable. En effet, par cette action, dos à eux ne se trouvait que porte et mur. Les seuls assauts possibles se contraignaient à un angle de 180°. Tout au long de cette action, les lèvres de l’érudit ne restèrent pas closes. D’une voix suave et envoûtante, à la limite du murmure, le Kodama entamait un dialogue. Pour lui, c’était la seule voie viable pour l’heure actuelle. Face à une « créature » connaissant le moindre recoin de son domaine, dans une pénombre qui doit lui être commune, avec un « appétit » prononcé, partir à l’assaut serait trop périlleux, trop téméraire. La défense et la fuite étaient plus viables. De plus, une captivité forcée, dans un lieu non désiré, avec des conditions de vie précaires, cela pouvait rendre agressif et violent. Son action était donc légitime au vu de sa torpeur. Une certaine forme de pitié naquit dans le cœur de l’élu.

- « Le cinquième » a faim n’est-ce pas ? Peut-être qu’un plat bien préparé, empli de nouvelles saveurs et ravivant ses papilles lui ferait du bien ? Nos corps ne seront pas tendres, ils sont usés, fades, manquent de piments. En bref ne seront pas dignes de lui, ne pensez-vous pas ? Nous pouvons faire de votre séjour un délice permanent, viandes juteuses, poissons exotiques, sucreries surprenantes, la cuisine est un art qui satisfera « le cinquième », j’en suis sûr. Connaissez-vous les merveilles de la surface ? Je peux illuminer cet endroit d’un bleu faisant pâlir d’envie le ciel, je vous montre ? L’ombre sera toujours là pour vous protéger, ne vous inquiétez pas.

Synchronisant acte et parole, il fit barrière pour protéger son compagnon, tout comme il l’avait promis. Enchaînant les signes incantatoires, il se prépara à la succession de deux techniques identiques. Usant de sa bénédiction, il érigea deux murs, peu large mais pouvant prévenir d’assaut direct, dans une certaine mesure. De plus, grâce à l’alignement avec les rayons solaires venant de la pièce voisine, les cristaux azur captèrent quelques doux rayons. C’est ainsi qu’une lueur cobalt se réfracta et éclaira timidement la cellule. Cette opportunité était la bienvenue, elle permettait d’enlever un désavantage certain. Cependant, connaissant la sensibilité à la lumière des animaux trop longtemps terrés dans l’obscurité, le Sasaki savait que cela pouvait être interprété comme une attaque. Encore une fois, il prit la parole pour essayer de calmer la situation et d’établir un certain degré de confiance avec « l’autre ».

- Si cette belle lueur vous est difficile, nous pouvons la couvrir, la réduire. Nous ne voulons pas que vous souffriez davantage. Parlez-nous, et nous essayerons de vous aider. Nous ne sommes là que pour discuter. Cela fait combien de temps que vous n’avez pas parler avec un autre homme, sans violence, avec du respect ? Je peux essayer de faire en sorte que vous viviez décemment, faire valoir vos envies, vos désirs, vos rêves, vos droits. Moi, Sasaki Ryoma souhaite vous comprendre et si j’en suis digne, être votre ami.

Étrangement, le vieillard pensait ses mots. Son optimisme, son amour de son prochain et sa clémence étaient à leur paroxysme. A ces yeux, le parallèle avec un animal mis en cage, maltraité et angoissé était évident. Le noir pour le calmer, la nourriture pour l’amadouer, le contact jamais offert. Il était peut-être naïf, mais il voulait laisser une chance à cet être. Le condamner serait précoce.

Résumé:

Debout, croisant les bras et affrontant la réalité sans trembler, Ryoma faisait face à la pénombre qui se faisait percer par l’éclat bleu. C’est ainsi qu’il put observer en silence l’inconnu. Il tut toute réaction, son visage et son corps restaient de marbre. Pourtant son esprit, lui, était troublé. Une telle beauté, un tel chaos dans une enveloppe charnelle, c’était magnifique, de l’Art à l’état pur, une œuvre divine. Bien sûr, certains yeux non avertis ne verraient que difformité et horreur, cependant pour le sculpteur, c’était un miracle. L’incarnation de la volonté de la nature, cette quête sans cesse de la vie qui n’est sublimée qu’au contact de la mort. Ces deux êtres vivants désormais en symbiose revêtaient un caractère sacré pour l’érudit. S’il en avait l’opportunité, il prendrait ce physique comme modèle pour l’une de ses sculptures.

Cependant, le splendide était instable. Devant la menace que représentait ce faible halo, il devint agressif. Cette réaction, que le savant avait essayé d’éviter, fit éclater les deux protections sommaires. De plus, sans prévenir, une chose obscure vint taillader le haut du bras gauche du pugiliste. A cause de l’obscurité naissante, aucun indice ne parvint à l’homme âgé, une blessure de plus à son palmarès. Pour éviter toute hémorragie et contenir la douleur, il déchira un bout de sa veste et fit pression sur l’entaille profonde grâce à un habile tour de bras et un nœud solide. Ce réflexe mineur n’avait que peu d’impact sur la plaie, mais cela rassurait le guerrier. Malgré son émerveillement, il faisait face à un être dangereux.

Dans la nuit imposée de ce lieu, la voix multiple de l’entité résonna. La confusion, le trouble, la dualité, il était terriblement torturé. Le mercenaire se sentait de plus en plus responsable du bien-être de son homologue. Car oui, après cette vision, il était persuadé qu’il s’agissait d’un homme comme les autres. Seulement, il n’avait pas eu la chance d’avoir un foyer, de l’amour, de la compréhension. Il imaginait son passé, ses souffrances, ses démons, tous ces périples qui l’avaient poussé à cette folie. Il fallait l’aider, le préserver, entendre ses désirs et ses besoins. Les Kodama avaient fait une grave erreur en le traitant ainsi, ils n’avaient pas cerné son potentiel, sa psyché. Parfois, ce clan contredisait ses propres principes, était-ce cela le clan dicté par la morale de Koubai ? Une honte.

Après un dernier vrombissement, un choc brutal, un moyen sûrement pour l’enfant au corps adulte de garder le contrôle, de gérer ses tourments, sa frustration. A l’époque, sa fille faisait pareil lors de ses crises de nerfs, la violence était un moyen d’expression, le dialogue étant empêché par diverses raisons. Loin de condamner ou de juger, l’impératif était de comprendre et donner du sens.

- Pour ta faim, si nous pouvions sortir d’ici, je ferais venir des vivres, des mets cuisinés qui te feront du bien. Finie, la nourriture crue, tu n’es pas un animal, tu as le droit au respect. D’ailleurs, as-tu un nom ?

D’ailleurs, il commença à réfléchir, si ces cristaux étaient inutiles, peut-être que les plantes de son partenaire… Ou les cheveux vivants du prisonnier… De toute façon, il ne fallait pas attendre une aide extérieure avant quelques instants, et détruire la porte serait stupide. Non, il allait falloir être malin et patient, faire preuve de beaucoup de psychologie.

- Nous ne sommes pas méchants, la preuve, nous ne t’avons pas attaqué. Et nous n’en avons pas l’intention. Pour la lumière, je m’en excuse, je ne te pensais pas aussi sensible, j’ai fait une erreur. Tu m’as puni. Nous sommes quittes, n’est-ce pas ?

Lâchant sa pose, il vint caresser l’étoffe imbibée de fluide vermillon, la douleur était lancinante. Cette mise en garde, il la chérissait. Il avait été négligent et avait offensé un être qui le dépassait de loin. Il espérait apprendre de cette expérience.

- Nous voulons t’aider, ainsi que le village. Si nous sommes ici, c’est aussi grâce à l’Ombre, elle vieille sur nous tous, tu ne crois pas ?

Cette phrase était lourde de sens et d’insinuation, le Kodama avait noté que l’individu apeuré avait changé d’intonation à la suite de l’énonciation de ce nom. Est-ce que l’Ombre du clan, celle qui veille sur le bon fonctionnement du village, connaissait cet être et l’avait déjà contacté ? Il fallait faire le pari, c’était une information cruciale.

- Quant à mon identité, sache que je suis un Kodama, un serviteur et un fidèle de l’Ombre. A l’origine, je viens ici en quête de question, mais je vois que la priorité est autre. Tu as été maltraité, blessé, et autres sévices que mon esprit ne peut imaginer, il faut que cela cesse. Nous devons trouver un moyen de vivre ensemble, de cohabiter. Tu as des droits, je serai ton défenseur. Si un consensus à lieu, j’essayerai de te permettre de vivre dignement, mon ami.

Sourire et main tendu, l’érudit prenait des risques, il n’avança pas, suivant les instructions de l’hydrocéphale. Son ton, ses gestes, même dans le noir étaient emplis d’une générosité, d’une compassion et d’une patience infinie. Ryoma était prêt à tout mettre en œuvre afin d’aider et de protéger cet homme, il en avait fait une question d’honneur.

Dans cette obscurité omniprésente, où les ombres règnent et où aucune lueur ne prend vie, l’érudit se montre attentif à chaque bruit, à chaque bruissement d’air, à chaque indice émanant de l’être proscrit. Des propos étranges surgirent, le trouble et la torpeur les habitaient. L’individu était torturé par son propre esprit, par sa difformité. C’était comme si son jumeau atrophié vivait encore et exprimait sa propre opinion. Son passé, imprégné de traumatismes et de douleurs, refaisait, lui aussi, surface. A l’entendre, c’était comme si son mental était déchiré par l’existence de protecteurs invisibles, de forts misanthropes marqués par la violence. Le dialogue allait être compliqué.

Alors que l’air ambiant se chargeait d’une odeur âpre et rance, sûrement le souffle de l’entité martyrisée, des informations précieuses furent partagées. Ainsi, Ritsuan décida de partager son identité et son allégeance à l’Ombre. Cette nouvelle résonna longtemps dans la chair et l’âme du Kodama. Lourde de conséquences, cette révélation changeait la donne, il s’agissait d’une situation bien plus complexe que prévu. Il était donc évident que la hiérarchie suprême du clan avait caché cet Hydrocéphale, l’avait protégé du mieux qu’elle pouvait et l’avait posté sous la Bibliothèque. Dans quel but ? Il allait falloir le découvrir. Car si l’Ombre avait connaissance de cette pièce cachée, que cachait-elle d’autres à ses fidèles ? Pourquoi maintenir les savants dans l’inconnu et l’ignorance ? Que signifiaient ses méthodes peu nobles ? Quel en était le profit ?

Questions après questions, les pensées du vieil homme étaient polluées, parasitées. L’effroi commençait à grandir, sa foi dans les Institutions du clan était ébranlée. Koubai, était-il au courant ? Se jouait-on des érudits aussi facilement, sans scrupule ni regret ? Quelque chose de louche se tramait, le savoir des individus était biaisé et limité volontairement. Ce n’était pas quelque chose de tolérable. Malheureusement, il n’était personne pour demander des comptes. Non, le vieillard allait devoir prendre son mal en patience et remettre en question ces choix lorsqu’il sera l’élite des Kodama.

Après les quelques larmes, vinrent de nouveau les coups. Ses actes traduisaient une grande culpabilité et souffrance. Ces sons prirent de court le cœur du pugiliste. Heureusement pour ce dernier, la pénombre cachait ces horreurs, il n’aurait pas supporté voir cela. Il serait intervenu pour le stopper dans sa folie masochiste.  Néanmoins dans cette nuit artificielle, il ne pouvait que parler, ne pouvant pas agir. Une grande frustration naquit en lui. Il se contenta de noter mentalement les mots clef : « brûler », « méchants », « Maître », « Le Cinquième », « l’homme au masque », « Destinée », « Malédiction ».

Alors que ses lèvres allaient s’ouvrir pour répondre à son nouvel « ami », Ryoma fut dérangé par l’intervention d’un énième savant. De bonne volonté, il s’inquiétait pour le duo. Sautant sur l’occasion, il dirigea sa tête vers la porte est utilisa sa voie la plus autoritaire et gutturale. Il fallait faire preuve de fermeté dans sa demande, y insuffler tous les risques et l’urgence de la situation.

- Vous pouvez revenir plus tard, tout se passe bien ici. Cependant, il va nous falloir des mets pour continuer l’entretien. Sans cela, nous ne pourrons pas avancer. Je payerai tout, ne vous inquiétez pas. Néanmoins, vous allez devoir être rapide et efficace. Réquisitionnez des vivres dans les marchés, les commerces, les maisons s’il le faut, c’est un impératif. Voyez larges, gigots, entrecôtes, viscères, volailles, fruits, boissons, sucreries, variez les plaisirs et les saveurs. Ce copieux repas doit pouvoir nourrir une tablée de douze, avec plusieurs entrées, plats et desserts. L’inconnu a soif de découverte et de délices, le combler, c’est assurer une entente et une coopération essentielle pour nous autres, les serviteurs de l’Ombre. Moi, en tant que représentant de la famille Sasaki, je vous assure qu’il s’agit d’une priorité première pour le clan. Maintenant, filez, avant que des morts ne pèsent sur votre conscience.

Il haïssait user de son patronyme comme d’une arme, mais ici, c’était l’unique solution. Il fallait faire pression sur ces scientifiques, les contraindre à agir sans réfléchir, à obéir à l’injonction sans la contredire. Bien sûr, il hésita à lui demander d’entrouvrir la porte, mais la lueur allait rendre nerveux Ritsuan, il fallait donc éviter cela. Après cet ordre, il s’assit sur place, face à l’être handicapé par son corps particulier. Là, il usa de sa voix la plus douce et la plus mielleuse. Cet écart avec son ton précédent était surprenant, cela soulignait toutes les capacités diplomatiques du vétéran. Il était prêt à entamer sa mission.

- L’Ombre souhaite que tu nous éclaires, que tu nous aides à comprendre le langage ancien qui parsème l’ancienne cour du monolithe et le monde. Nous sommes bien incultes, nous devons nous montrer dignes de ces savoirs, et la coopération avec toi est essentielle. Délivre-nous tes connaissances. Que connais-tu de ces symboles, sigils, sceaux ? Connais-tu leur sens ? Pourrais-tu nous l’apprendre ? Ne t’inquiète pas, tu seras bien récompensé, je le jure sur mon honneur et sur ma vie.

En tailleur, le sourire et la bienveillance de l’homme grisonnant irradiaient la pièce. Il était difficile de percevoir la malice et le mensonge qui se glissaient dans ses propos. Sa sincérité et sa gentillesse écrasaient tout doute. Il mettait sa vie en péril, il le savait. Toutefois, ce pari, il était prêt à le tenter. Il fallait aller dans le sens de Ritsuan et l’aider, son quotidien était trop cruel pour un être doué de conscience.

Cette mission, un simple interrogatoire prenait des formes inédites et surprenantes. Peu à peu, la confiance, l’amitié, la franchise prirent de plus en plus de place. Même s’il restait méfiant, instable et difficilement cernable, ce Ritsuan n’était qu’un être meurtri et incompris. Au fond, il manquait simplement d’un peu de tendresse et d’écoute. Sa misanthropie était même compréhensible, de harcèlements en agressions, son passé ne devait pas être très doux… Pourquoi l’humanité devait se montrer si cruelle, si violente avec l’inconnu. Ne comprendra-t-elle jamais la nécessité d’avoir de la bienveillance et de la gentillesse pour les mystères de ce monde et ses avatars ?

Au fil de la conversation, des certitudes émergèrent. De multiples pistes de réflexions qu’il fallait chérir et mûrir. L’empressement n’était pas l’action la plus propice. Le flamboyant vieillard le savait, cette fois-ci, il allait devoir se tempérer. Son verbe et ses éclats de charisme, n’étaient pas les bienvenues en cette demeure obscure. Premièrement, l’Ombre était le Maître de Ritsuan, et de son frère siamois. Deuxièmement, le dirigeant caché du clan Kodama connaissait des savoirs jusqu’alors inaccessibles à la masse : « le cinquième », son identité, son sort et son lien avec l’humanité ; les connaissances variées et antiques des « Nivéens », le « premier peuple », leur témoignage et leur Héritage ; et ces fameux « Bijuu ». Enfin, la Destinée était un être suffisamment fort et terrifiant pour annihiler toute velléité de la part de l’incompris.



Ce danger évoqué, fit son apparition de manière théâtrale. Trois coups uniques, comme le voulait la tradition, puis un halo lumineux violent comme la levée d’un rideau. Alors qu’ils étaient plongés dans le noir, que leurs yeux s’y étaient accoutumé, la lumière de l’extérieur les agressa sans ménagement. Heureusement, assis dos à l’entrée, Ryoma put se protéger de ces rayons assassins. Une fois la porte complètement ouverte, le vétéran put voir la torpeur et la souffrance de Ritsuan. Cette première scène lui brisa le cœur, il était si insouciant, si naïf, il voulait simplement partager son savoir… Ses sanglots et ses gémissements déchirèrent la barrière qui séparait l’humain de l’entité difforme. Sans aucune retenu, il s’approcha de la « chose », aucun contact sans consentement, mais il lui murmurait des mots doux, essayant de le raisonner et de le calmer, en vain… Il était ailleurs, dans un monde effrayant, hors de portée de l’imagination du vieil homme. C’est là, qu’il se retourna vers l’auteur de ce traumatisme, telle une lionne voulant défendre son petit.

Dans un mutisme empli de rage, le Kodama se retourna pour assister à la deuxième scène. Malgré la tension et l’atmosphère pesante, suffocante, effrayante, il distingua parfaitement le jeu du petit homme. Rire et gaieté n’était qu’une manipulation, que tromperie. L’érudit connaissait cette technique, il l’utilisait lui-même. Non, le véritable visage de cet homme au barda se révéla avec son « marché ». Ainsi, il connaissait Ritsuan, l’identité des deux mercenaires et cette fameuse « création Sekigaku ». Dans la mémoire lointaine et brumeuse du féru des histoires étranges du village, le nom Shukumei vint se calquer sur ce physique atypique. Ainsi, la rumeur disait vrai, cet être existait, la prudence et la méfiance était de mise. La malice et la fourberie de cet être dépassaient la logique humaine. Pourtant, le Tsukuri se précipita dans le piège, était-ce volontaire ou de la simple bêtise ?

La troisième scène de la Tragédie se déroula sous les yeux impuissants de l’artiste. Shuzo ne sembla pas reconnaître la Destinée. Il limita même leur étude aux simples Sigils, faisant abstraction des runes de l’antichambre et des sceaux de la place de l’ascension, pourquoi mentir par omission à un être aussi puissant ? Avait-il un plan ? Et le voilà prononçant un vœu, le seul « prix » attribué par l’être mystérieux, un souhait louable certes, mais totalement égoïste et à l’encontre de toute conscience professionnelle. Que se passait-il réellement dans cette antichambre, qu’est-ce qui se jouait et qu’elle machination orchestrait cet individu ténébreux.

Avant que le pacte soit conclu, Ryoma se jeta au contact du marchandeur, s’interposant entre lui et le noble. Son visage était ferme, dénué de bonté, il ne voulait plus de faux-semblants. Un rapport honnête et sincère, débusquant les guets-apens, voilà la volonté du grisonnant.

- Shukumei, je présume. De mémoire, si on vous retrouvait, peu importe la méthode par manque de précision, nous étions éligibles à un savoir infini. Par conséquent, avant de démarrer un échange, j’aimerais acquérir mon dû.

Un sourire pointa sur les lèvres du savant, il était temps de commencer la négociation.

- Du fait de vos propos, on peut conclure que vous connaissez les acteurs de cette pièce. Vous avez aussi pu rejoindre cet endroit sans difficulté, soit vous êtes extrêmement habile, soit vous avez un passe-droit, soit les deux. Cela ne m’étonnerait guère de la Destinée, cela dit. De plus, au vu de la terreur de Ritsuan, on peut en déduire que vous pouvez le soumettre aisément, chose que nous deux sommes incapables. Alors pourquoi nous demander quelque chose, que vous pouvez avoir facilement, avec vos connaissances, vos droits et votre force présumée ? Nous ne sommes pas en moyen de lutter, si c’était simplement cette « création » de la lignée de Rakka qui vous intéresse, pourquoi ne pas la prendre sans notre accord ? Pourquoi vouloir d’un marché qui nous engage tous les deux, ayant le droit qu’à un prix unique pour deux volontés distinctes ? Quel est votre intérêt dans tout cela ? On ne peut pas dialoguer si vous ne jouez pas franc jeu.

Bras fermés et pieds ancrés dans le sol, Ryoma se voulait solide et autoritaire. Il avait passé l’âge de tourner autour du pot. Il fallait comprendre et vite, surtout si la vie d’un innocent est en jeu.

- Pour finir, vous dites avoir cherché ce serviteur fidèle, alors même que sa position n’était qu’un secret de Polichinelle dans le clan Kodama. Les plus puissants étant sûrement au courant, et vu votre emprise sur notre monde, vous auriez pu le retrouver à tout moment. Pas seulement au détour d’une conversation. Que lui voulez-vous finalement ? Un être aussi troublé et en détresse mérite un sort convenable. Pouvez-vous lui offrir ? Où voulez-vous acheter son silence, au prix du sang ? Est-ce comme cela qu’on récompense un brave soldat ? Voyons, je suis sûr que vous auriez pu agir sur sa mémoire, sa faculté de parler, si vous en aviez pris la peine. Non, vous l’avez laissé sans guide et apeuré, pourquoi faire ? Là encore, je ne connais pas les ficelles qui dictent votre action, et vous me demandez d’établir un prix ? Voyons, vous n’êtes pas sérieux, tout comme les dires de mon camarade, tout ceci n’est qu’un jeu de dupe, allons au cœur des choses.

Il le savait, son ton et ses injonctions n’étaient pas la voie la plus sûre, néanmoins, du fait de sa longue vie, le mercenaire savait que parfois, il fallait frapper la fourmilière pour comprendre son fonctionnement. S’il s’agissait de mourir, il fallait le faire de façon noble et utile. Ici, il s’agissait de comprendre le monde et d’offrir ses merveilles à l’humanité. Aucune ambition venait polluer cette détermination, son désir le plus ardent était de rendre l’humain plus lucide sur son environnement, son histoire et son destin. Rien de plus, rien de moins.

Les émotions, les pensées et les troubles du Kodama furent si intenses et si violents, que son visage était déformé par des stigmates profonds, comme si une vie entière venait de s’écouler. Rides et traces de fatigue apparurent clairement grâce au clair-obscur de la pièce. Il était évident que son corps avait perdu de sa superbe, se rapprochant plus de ce stéréotype du vieillard usé que de sa flamboyance passée. Cette transformation n’était qu’éphémère, pourtant elle marqua la chair et l’esprit du pugiliste. En effet, son mental, ses réflexions et ses croyances venaient d’être profondément bousculés par cet être étrange. Si Ritsuan avait déjà ébranlé la loyauté du vieil homme et ses maigres connaissances, Shukumei acheva la tâche et pourfendit l’âme du mercenaire d’un traumatisme inouïe. Jamais, dans sa longue carrière, il n’aurait cru connaître une telle torpeur. Ce coup du sort se déroula en plusieurs chocs successifs, tous détruisaient une certitude, une conviction, un socle psychique, laissant une chrysalide vide de sens et en proie à la folie.

Le premier acte de cette destruction, fut l’établissement d’une vérité absolue absurde, pleine d’ineptie et de danger, contredisant toute son identité. Ainsi, il fallait chérir l’ignorance ? Se laisser enlacer et bercer par la douceur de l’inculture ? Quelle hérésie pour un esprit scientifique, curieux et avare de savoirs. Alors c’était ça la pensée de l’Ombre et de ce marchand de l’Enfer ? Il fallait garder les oilles dans la bêtise et la quête impossible de connaissances interdites. Une chimère, un leurre, un mirage, voilà ce qu’offraient ces êtres dépassants la logique et le commun des mortels. Un jeu de dupe, où les élus et les Kusajins n’étaient que des pions sacrifiables et naïfs. La fureur imprégnait son essence, l’érudit avait du mal à se contenir durant toute la scène loufoque avec le Tsukuri, le mot « Sauvage » raviva encore plus sa haine. Bras croisé, il écrasait ses muscles et même, lorsque le gobelin vint à sa rencontre, ses doigts rentrèrent dans la plaie profonde, sous le tissu, du sang coulait, la souffrance se voulait salvatrice. Bien qu’atrocement douloureuse, cette automutilation canalisait les envies morbides du grisonnant.

Par la suite, ce furent son rôle et sa place dans ce monde chaotique qui éclatèrent. Peu de mots suffirent, mais les illusions faisaient leur travail. Voilà que le charlatan se parait de la voix du Grand Érudit, cherchant à rendre confus le vétéran et à faire le moralisateur. Ce subterfuge grossier infantilisait, minorait et réduisait le corps du pugiliste à un statut proche du pantin. Dictant les mouvements appropriés et forçant l’acceptation d’un présent non désiré, Ryoma était impuissant. Sa main droite ensanglantée tenait le cadeau, mais très vite, il se remit à gratter l’abysse vermillon, échangeant la pièce de main. Il ne pouvait pas s’en empêcher, accroître sa souffrance était le seul moyen qu’il avait pour rester sain d’esprit et ne pas succomber à ses pulsions de mort. Surtout que le manipulateur avait commis une autre erreur dans sa mascarade, jamais au grand jamais Koubai n’aurait soulevé le lien parental qui les unissait, surtout en présence d’un inconnu. « Le Sénile », « Le Paria », « Le Raté », « L’erreur », ces surnoms étaient tous emplis de mépris et de dégoût. Voilà le peu d’estime qu’exprimait l’illustre Sasaki pour son cousin. Lui donner des conseils, des avertissements, même de façon condescendante, ce n’était pas son style. En revanche, le laisser se fourvoyer et dépérir, cela était plus dans ses habitudes. Non, cette duperie agaça encore plus le Shosei. Il se sentait floué, diminué, humilié, sa colère l’aveuglait et lui faisait faire couler un flot incontrôlable, tout le long de son membre meurtri. Serrant les dents et le poing sur son nouveau bien, il perdait peu à peu le peu de lucidité qu’il lui restait. Tout ce qu’il voulait, c’était détruire cet être malicieux et prétentieux. Renverser la table, l’ordre établi, les injustices et les fondements trompeurs de ce clan corrompu. Rien n’allait, le mensonge et la folie habitait cette cité, agir contre ce statut quo était la seule voie possible à ses yeux, désormais. Cependant, ce qui suivit bouleversa ses ambitions et sa vision de l’Univers.

Le troisième séisme vint ravager les fondements de la pensée de l’amateur des mythes et légendes. Alors qu’il portait un regard amusé sur les contes effrayants et les rumeurs monstrueuses, cette fois-ci, il ne pouvait plus détourner l’effroi par le rire, il devait s’y confronter. Tous les spécimens, les plus étranges et les plus redoutables, n’étaient que douceur face à cette seconde. Cette ellipse infernale fit comprendre au lettré, qu’aucune peur, aucune invention de l’esprit ne pouvait égaler cette entité. Même les divinités communes semblaient si fragiles et si pâles en comparaison de cet effet de lumière et de cette présence. Brisé, sa plaie avait doublé de volume, son esprit tressaillait, balbutiait, cherchait un chemin pour se sortir de cette paralysie. Pourtant, rien ne venait, il était totalement soumis à la volonté de cet illusionniste de malheur. Toutefois, sa rancœur et sa furie étaient toujours là, étouffées par la peur certes, mais hurlant de leur voix la plus stridente. Une récompense, mais à quel prix ? Si cet individu maniait les mots et les termes des contrats, quels étaient les moyens d’action pour le contrecarrer ? Une fois pris dans ses filets, les damnés ne seraient-ils que des jouets ? Était-il trop tard pour refuser, pour revenir en arrière, pour rendre la récompense ? Bientôt, plus que l’instant présent, ce furent les perspectives futures qui furent remises en question. Comment survivre à un tel marasme d’émotions ? Comment continuer à vivre, avec le même entrain alors que la réalité n’est qu’un songe éveillé ? Comment agir fidèlement à ses valeurs ? Comment affronter ce lutin, ce gobelin digne des contrées du Styx ? Peut-être que l’humanité, en tant que groupe, que mouvement global pouvait lutter contre l’emprise de ses vils dirigeants ?

Le dernier revirement psychique naquit du traitement donné à Ritsuan. A qui et à quoi faire confiance dans ses conditions ? Sans repère, il n’était plus personne, plus rien sauf ses sentiments chaotiques, se résumait-il à cela désormais ? A son instinct et à ses pulsions diverses ? De surcroit, hors de portée de ses connaissances, un rituel étrange, une incantation envers un être invisible, sembla calmer le mastodonte. Pourtant, d’un autre point de vue, cette interaction semblait vider l’incompris, le laisser amorphe, docile, comme si toute son émotivité, son trouble et son désarroi s’étaient envolés. Était-ce un acte charitable ? Ou est-ce une nouvelle feinte ? Ne lui avait-il pas arraché son Humanité, son âme pour ne laisser qu’un substrat malléable à souhait. L’impression que lui avait laissée Shukumei teinta les événements d’une couleur bien obscure, de doutes et de craintes. Au fil du cheminement de ses pensées, il n’arrivait plus à raisonner de façon sereine, son calme et sa torpeur se firent prendre par la marée de rage et de désespoir qui le consumait. Il n’avait plus rien à perdre, il ne pouvait se fier à personne, ce monde n’était plus le sien, il en savait trop. L’ignorance était véritablement un garde-fou.

Résolu et asservi par sa fureur, lentement, il quitta son inertie. Le premier geste fut symbolique, après avoir caressé et brossé un portrait mental de la pièce via le sens du toucher, il vint la mettre à la bouche. Entre deux ou trois larmes de sang, il goûta la matière, espérant trouver dans sa mémoire un semblable. Puis, il la rangea, si un avenir était possible, alors il aurait tout le temps de l’examiner et de se l’approprier. Non, le temps présent devait se centrer sur Ritsuan et la Destinée. Protéger l’un et comprendre l’autre, l’amener à éclairer ce monde devenu si ténébreux, c’était tout ce qu’il restait à Ryoma. S’il fallait en payer le prix du sang, alors soit, il accepterait. Vivre en sachant que ses actions sont limitées, que le clan est condamné du fait de sa direction, qu’il n’a aucune emprise et n’est qu’un jouet, ce n’était pas supportable. Mourir était un supplice bien plus doux.

Se déplaçant d’un pas ferme et aveugle à la peur, il insuffla du chakra dans son corps et démarra quelques mudra. Là, sous ses semelles, une fine pellicule d’énergie se matérialisa. Puis, à la suite de cela, les signes incantatoires se succédèrent et la lumière se teinta d’un bleu intense. Sous les pieds du culturiste, la barrière azur se dévoila. Au fil de sa croissance, le maître et sa création barrèrent significativement l’entrée. Une fois l’édifice bâti, l’homme prêt à se sacrifier s’assit sur les contours erratiques de sa structure. A présent, il ne lâchait plus du regard Shukumei. Il se savait inférieur, il se savait impuissant, mais il refusait ce sort, ce destin cruel. Ce déni et cette force de caractère dictèrent son ultime ouvrage. Une frappe enragée et brutale s’écrasa contre la structure cobalt, la violence de cette dernière ouvrit une nouvelle plaie sur son poing droit.

- SHUKUMEEEEEEEIIIII ! LAISSE RITSUAN TRANQUILLE !

Un cri, un hurlement, un témoignage de sa conviction, puis trois semonces distinctes. Les trois javelots qui avaient émergé de ce corps cristallin, prirent leur envol pour se loger dans le mur, à un mètre au-dessus des deux individus. Aucun danger dans cet acte, aucune menace à la vie, pourtant une intention ferme : ne pense pas en avoir fini avec moi. Le regard ardent du sculpteur ne se voulait pas intimidant ou menaçant, la rage n’était pas agressive, il contrôlait encore ses pulsions de meurtres. Peut-être était-ce la marque qu’il n’avait pas totalement perdue la raison…

- A présent, tu vas sûrement partir, heureux de tes marchés, de tes duperies et de ta trouvaille, même mon action ne pourra pas t’empêcher de passer, je le sais. De plus, si mon intuition est bonne, nous n’avons aucun impact sur toi en tant que frêle mortel, aucune chance de renier ces pactes, aucun avenir lucide dans ce monde fait de mensonges et d’interdits. Alors je vais suivre tes conseils. Plus de questions. Et puis, l’ignorance est un garde-fou, dis-tu… Alors soit, j’ignore ma peur. J’ignore mes désirs. J’ignore mes ambitions. J’ignore mon destin. J’ignore ma récompense. J’ignore ma vie. Tout est entre tes mains. Inconscient que je suis, je ne peux les manier sans mettre en péril tes interdits, tes dogmes et ton monde. Si je dois être un jouet, alors soit, j’accepte, cependant ne jouons plus sur les faux-semblants et n’utilisons plus des artifices dignes des plus grands illusionnistes. Soit franc, vu que tu ne sembles pas mentir, juste manier les mots et la sorcellerie. « Nivéens », « Cinquième », « Ombre » et que sais-je encore, tout ce savoir limité, interdit, proscris, toute notre condition humaine ne sont que des leurres. Notre vie se restreint à ton bon vouloir, et sûrement aussi à celui des dirigeants. Si tel est le cas, je refuse cet asservissement futile et improductif. Un esclave, un cerf, un Homme n’est efficace que s’il a un possible infini, une destinée libre, les réduire ou les freiner, c’est se priver d’un potentiel fou. Si l’humanité stagne, ce n’est bon pour personne. De plus, un être éduqué n’a pas à craindre les connaissances, c’est seulement s’il n’est pas préparé que cela devient un danger. Apprenez à un sot la lecture, il prendra les pamphlets pour vérité. Éduquez-le à discerner le vrai du faux, à jongler avec les différents savoirs, il deviendra un outil extraordinaire. Cela relève donc de votre responsabilité et de ceux qui nous manipulent. Vous avez condamné l’humanité à l’ignorance, à l’égoïsme, à la perfidie. Avoir peur ainsi de l’Humanité et de ses capacités, ceci est d’une tristesse et je plains le fou qui ose penser cela. Car si elle avait conscience de tout ce qui existe, jamais elle ne ferait de telles erreurs. En réalité, vous créez les conditions idéales pour rendre éternelle la bassesse humaine et pour cracher sur ce qu’elle a de plus beau. Se complaire dans une telle ineptie ne m’intéresse pas, agir ou mourir, je l’ai bien compris, ce choix ne m’appartient pas. Ce n’est qu’une illusion de plus pour assagir les plus retors. Ainsi, j’ignore donc mon humanité, si elle doit se résumer à ce terrible sort.

Son corps saignait, mais lui restait impassible. Ses muscles se crispaient de douleur, mais aucun gémissement ni mouvement. Ses lèvres laissèrent couler un filet rougeâtre, mais son regard défiait la Destinée. Son âme consumait les dernières onces de sa vie éphémère, mais son cœur restait brave. Vu de l’extérieur, avec le halo lumineux, on pourrait croire que son aura, sa vitalité prenait forme et s’échappait de son enveloppe charnelle. Il était certain, pour lui comme pour les spectateurs de cette Tragédie, qu’il s’agissait de son Requiem.

Résumé: